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XIII. LETTRE AU CHANCELIER,
SUR LE PAYEMENT DES RENTES EN GRAINS PENDANT LA DISETTE[1].


Limoges, le 14 mai 1770.

Monseigneur, la disette et la cherté excessive des subsistances rendant la charge des rentes en grain assises sur presque tous les héritages de cette province accablante pour les propriétaires des terrai qui en sont grevées, le Parlement de Bordeaux a jugé à pro-

  1. La plupart des terres de la généralité de Limoges étaient (recensées par les seigneurs pour des rentes en grains. Les grains manquaient absolument, même à la subsistance des cultivateurs. Il était donc impossible à ceux-ci d’en fournir pour leurs rentes, quand ils n’en avaient pas pour leur pain.

    Les seigneurs exigeaient alors qu’on acquittât en argent les rentes que l’on ne pouvait pas payer en nature ; et ils estimaient ces rentes d’après le prix qu’avait momentanément au marché la quantité de grains qui leur était due.

    Ce prix était porté par la disette au quadruple des prix ordinaires. Il s’ensuivait donc que les seigneurs et les autres propriétaires de rentes en grains se faisaient un titre de la calamité générale et de la souffrance universelle pour quadrupler leur revenu. Cela était immoral et injuste, mais cela était légal. La rigueur de la loi, le fardeau qu’elle imposait, étaient aggravés par les poursuites judiciaires, et l’étaient encore dans un grand nombre de communes par la solidarité entre les censitaires que prononçait le titre primitif, et qui donnait au seigneur le droit de ruiner, à son gré, ce qui restait de possesseurs un peu à leur aise dans chaque paroisse.

    Heureusement il y avait alors au Parlement de Bordeaux, et dans les fonctions qui donnaient le plus d’influence, un magistral d’un rare mérite, M. Dudon, procureur général. Nous avons vu (plus haut, page 45), la justice qu’il rendait à Turgot. Ils avaient presque en tout les mêmes principes. Ils entendaient mutuellement leur langage : la vertu, la raison, le courage, l’humanité n’en ont qu’un. Ils se concertèrent. Ils s’appuyèrent sur une déclaration du 8 octobre 1701), qui, dans un cas à peu près semblable, s’en était référé à la sagesse des parlements pour ordonner ce qu’exigeraient les circonstances locales. M. Dudon demanda, justifia, obtint un arrêt du Parlement qui réglait, pour l’année 1770, le payement en argent des rentes de l’année 1769, dues en grain, en conciliant les droits comme les intérêts des propriétaires et de leurs débiteurs. M. Turgot se chargea d’exposer à M. le chancelier les raisons qui avaient rendu cette mesure indispensable, et de lui demander qu’elle fût étendue à la partie de la province qui ressortissait du Parlement de Paris.

    Le bien se trouva fait plus sûrement et plus vite que si l’on se fût borné à solliciter de loin une décision du Conseil d’État, qui apportait toujours, à ce qui touchait à la législation, une sage lenteur, que ne comportait point la conjoncture, où la loi même devait avoir la rapidité que prescrit le génie, et que le besoin commande pour les ordres administratifs. (Note de Dupont de Nemours.)