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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/798

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Qu’est-il arrivé de là ? C’est que quand la noblesse a voulu étudier, elle a étudié selon la forme des collèges établis ; et elle n’a souvent fait que se dégoûter de l’étude.

J’en sais encore une seconde raison ; c’est que les règles générales sont commodes pour les sots et les paresseux ; c’est qu’il faudrait étudier la nature et suivre à la piste le développement d’un caractère pour l’éducation que je demande. — Que résulte-t-il encore de tout cela ? que, dans tous les genres, nous avons étouffé l’instinct, et que le sauvage le suit sans le connaître ; il n’a pas assez d’esprit pour s’en écarter. Cependant l’éducation est nécessaire, et l’on s’en aperçoit avant qu’on ait pu apprendre l’art ; on se fait des règles sur de faux préjugés ; ce n’est qu’après bien du temps, qu’en consultant la nature, on acquiert sur le sauvage l’avantage de l’aider, et on se délivre de l’inconvénient de la contredire.

Sur cet article de l’abandon de la nature que nous avons à nous reprocher, on peut rapporter mille préjugés, mille lois d’une fausse bienséance, d’un honneur faux, qui étouffe si souvent les plus tendres sentiments de notre cœur. Combien d’erreurs, combien de malheurs ne naissent-ils pas d’un principe aussi funeste en morale qu’en métaphysique ! Je parle encore de ces idées générales dont les hommes sont les dupes, qui sont vraies parce qu’elles sont venues de la nature, mais qu’on embrasse avec une raideur qui les rend fausses, parce qu’on cesse de les combiner avec les circonstances. On prend pour absolu ce qui n’est que l’expression d’un rapport. Combien de fausses vertus, combien d’injustices et de malheurs, doivent leur origine aux préjugés orgueilleux introduits par l’inégalité des conditions ! Et je dis combien de malheurs pour les gens de la condition la plus élevée. Combien, en général, les vertus factices n’ont-elles pas causé d’autres maux ! Ces comparaisons de l’homme sauvage et de l’homme policé peuvent amener une foule d’idées moins désagréables, moins abstraites que celles-ci, sur lesquelles je me suis beaucoup trop étendu.

Mais cette quantité même d’idées, si vous voulez vous y livrer, et quand vous n’en adopteriez qu’une partie, seront un embarras pour la construction du roman. — Quoique les Lettres péruviennes aient le mérite des Lettres persanes, d’être des observations sur les mœurs et de les montrer sous un nouveau jour, elles y joignent encore le mérite du roman, et d’un roman très-intéressant. Et ce n’est pas un de leurs moindres avantages que l’art avec lequel ces deux buts différents sont remplis sans faire tort l’un à l’autre. C’est donc une nécessité absolue, si l’on y veut ajouter beaucoup de morale, d’allonger le roman, et j’avouerai qu’indépendamment de cette nécessité, je pense que quelques changements n’y feraient point mal.

La lecture du roman ne me laisse point satisfait. Je m’intéresse d’abord à Aza ; on me le représente ensuite sous les couleurs odieuses de l’infidélité, du moins je vois que Zilia elle-même en est persuadée. Je m’intéresse ensuite à Déterville, et je vois son bonheur immolé à un caprice de Zilia. — Que Déterville, amant de Zilia, eût immolé son amour au plaisir de la voir heureuse ; qu’il eût cédé aux droits qu’avait Aza sur son cœur ; qu’il fût devenu l’ami de l’un et de l’autre, alors il eût trouvé dans sa vertu la récompense d’avoir sacrifié un amour que sa vertu même rendait sans espérance. Mais que des désirs qui n’offensent en rien la générosité la plus pure trouvent dans les idées de fidélité un obstacle insurmontable, que Zilia nous dise avec emphase que l’infidélité d’Aza ne la dégage point de ses serments, j’appelle cela