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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/803

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même, et surtout cette tranquille impartialité qui semble l’effet d’un don de la nature et de la proportion la plus heureuse entre les humeurs. On connaît bien peu la force de l’éducation ; et j’en dirai une des raisons, c’est qu’on se contente de donner des règles quand il faudrait faire naître des habitudes. Voyez la puissance de l’éducation publique et de ce que le président de Montesquieu appelle les mœurs : combien elle l’emporte sur tous les préceptes ; combien elle règne sur les rois ; à quel point elle dicte les lois ! Qu’on voie Lacédémone et les mœurs que Lycurgue sut y faire observer ; qu’on voie les bizarreries que la coutume et l’opinion conservent aux Indes ; qu’on voie le préjugé, qui n’a de force que celle de l’éducation, triompher des mouvements les plus impétueux de l’amour, et faire même sacrifier la vie ; qu’on voie les hommes embrasser dans tous les temps de fausses vertus, les plus contraires à la nature, tant est puissant l’empire de l’opinion ! tant est solide la chaîne dont tous les hommes se lient les uns aux autres ! Quoi ! cet empire perdrait-il de sa force en appuyant le règne de la vertu ? Quoi ! on aura pu persuader aux femmes malabares de se brûler après la mort de leurs maris, et on ne persuadera point aux hommes d’être justes, doux, complaisants ! Quoi ! cette force qui lutte avec tant de violence, qui surmonte avec tant de supériorité la pente de notre cœur, ne pourra la seconder ! Erreur et lâcheté ! Je crois que la nature a mis dans le cœur de tous la semence de toutes les vertus, qu’elles ne demandent qu’à éclore ; que l’éducation, mais une éducation bien adroite, peut les développer et rendre vertueux le plus grand nombre des hommes. Je crois même qu’on peut l’espérer des progrès de la raison. Je sais que ces progrès ne peuvent être bien rapides ; je sais que le genre humain se traîne avec lenteur pour faire les moindres pas ; je sais qu’il faudrait commencer par apprendre aux parents à donner cette éducation et à en sentir la nécessité : chaque génération doit en apprendre un peu, et c’est aux livres à être ainsi les précepteurs des nations. Et vous, madame, qui êtes si zélée pour le bonheur de l’humanité, qui peut mieux travailler que vous à répandre ces maximes ? Elles ne sont pas entièrement inconnues. On commence, dans notre siècle, à les entrevoir, à leur rendre justice, et même à les aimer. On ne sait point encore les inspirer. Quelle maladresse dans l’éducation sur cet article important, et combien il serait aisé de faire pénétrer les sentiments de compassion, de bienveillance dans le cœur des enfants ! Mais les pères sont indifférents, ou sans cesse occupés d’un petit détail d’intérêts. J’ai vu des parents qui enseignaient à leurs enfants que rien n’était si beau que de faire des heureux : je les ai vus rebuter leurs enfants qui leur recommandaient quelques personnes ; ils en étaient importunés. Les sollicitations pouvaient être en faveur de gens peu dignes, mais il ne fallait pas songer à ce mal particulier ; il fallait, bien loin d’intimider leur jeune sensibilité, les encourager, faire sentir la peine qu’on avait à les refuser, et la nécessité à laquelle on se trouvait réduit de le faire. Mais on ne songe qu’au moment présent. On leur reproche encore d’avoir été dupes dans leurs libéralités, comme s’ils ne s’en corrigeaient pas assez tôt. C’est l’avarice des parents qui fait ce reproche, et souvent celle des domestiques qui environnent un enfant, et qui, parce qu’ils sont avares, ne souffrent rien plus impatiemment que les libéralités qu’on ne leur fait pas, qui même ont souvent la bassesse de croire que ceux qui leur donnent sont leurs dupes. Ainsi l’on resserre le cœur et l’esprit d’un enfant. Je voudrais, et qu’on évitât d’exciter chez eux une mauvaise honte de faire le bien, et qu’on ne crût pas les