présent et qui sont fort aises qu’on laisse aller le monde comme il va, pane qu’il va fort bien pour eux, et qui, comme disait M. de Gournay, ayant leur lit bien fait, ne veulent pas qu’on le remue. Oh ! tous ces gens-là ne doivent pas aimer l’enthousiasme, et ils doivent appeler enthousiasme tout ce qui attaque l’infaillibilité des gens en place, dogme admirable de l’abbé, politique de Pangloss, qu’il étend à tous les lieux et à tous les temps, etc.
Je crois possible de lui faire une très-bonne réponse ; mais cela demande bien de l’art. Les économistes sont trop confiants pour combattre contre un si adroit ferrailleur. Pour l’abbé Morellet, il ne faut pas qu’il y pense ; il se ferait un tort réel de se détourner encore de son dictionnaire, etc.[1]
Je suis curieux de savoir ce que les Anglais auront pensé de l’Histoire des Deux Indes. J’avoue qu’en admirant le talent de l’auteur et son ouvrage, j’ai été un peu choqué de l’incohérence de ses idées, et de voir tous les paradoxes les plus opposés mis en avant ou défendus avec la même chaleur, la même éloquence, le même fanatisme. Il est tantôt rigoriste comme Richardson, tantôt immoral comme Helvétius, tantôt enthousiaste des vertus douces et tendres, tantôt de la débauche ; tantôt du courage féroce ; traitant l’esclavage d’abominable, et voulant des esclaves ; déraisonnant en physique, déraisonnant en métaphysique, et souvent en politique. Il ne résulte rien de son livre, sinon que l’auteur est un homme plein d’esprit, très-instruit, mais qui n’a aucune idée arrêtée, et qui se laisse emporter par l’enthousiasme d’un jeune rhéteur. Il semble avoir pris à tâche de soutenir successivement tous les paradoxes qui se sont présentés à lui dans ses lectures et dans ses rêves. Il est plus instruit, plus sensible, et a une éloquence plus naturelle qu’Helvétius[2] ; mais il est, en vérité, aussi incohérent dans ses idées, et aussi étranger au vrai système de l’homme.
Je n’ai pas l’honneur d’être personnellement connu de vous ; mais je sais que vous avez été satisfait d’une traduction que j’ai faite, il y a quinze années, de vos Questions sur la naturalisation des protestants étrangers[3]. J’ai depuis traduit votre brochure sur les guerres de commerce ; et j’ai différé
- ↑ Le Dictionnaire du commerce, entreprise pour laquelle l’abbé Morellet, secondé par le gouvernement, réunit de nombreux matériaux, sans pouvoir toutefois conduire à lin ce grand ouvrage. Il n’en existe que le prospectus, publié, en 1769, en un volume in-8o, qui place certainement l’auteur au rang des économistes les plus distingue— <lu dix-huitième siècle.
À propos des deux lettres précédentes, Morellet rend en ces termes hommage à la mémoire de Turgot : « J’ai i-apporté ces deux lettres, dit-il, non-seulement parce qu’elles regardent l’ouvrage que j’ai réfuté, mais pour conserver un exemple honorable de l’esprit de justice qui animait M. Turgot, louant, comme on vient de voir, avec une sorte d’enthousiasme, ce qu’il trouve d’agrément et de talent dans un livre où ses principes les plus chers sont combattus, et souvent offerts à la risée publique. » (E. D.)
- ↑ Voyez, lettre III, le jugement porté par Turgot sur cet écrivain.
- ↑ Voyez cette traduction, tome I, page 322.