Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/823

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placer par lui Mme Caillard, car M. Trudaine n’aurait pu agir qu’après son retour.

J’avais dans le temps trouvé l’ouvrage de M. votre frère très-bon ; et il me fait sentir combien est grande la perte qu’a faite l’abbé Morellet.

M me Blondel a été effrayée du ton de consultation que vous preniez avec elle, et c’est ce qui l’a empêchée de vous donner rendez-vous pour entendre l’églogue. Cela pourra se réparer, car vous en avez, je crois, copie.

Je ne crois pas qu’il y ait rien de désobligeant, pour l’homme à qui vous avez adressé une lettre[1] dans ce que dit M. l’abbé de L’Aage sur la difficulté du chemin que prend le traducteur pour arriver à la gloire. Il me semble, au contraire, que la supériorité de l’écrivain original sur le traducteur est très-nettement prononcée, soit du côté de la gloire, incomparablement plus grande, soit du côté du talent, très-rare et très-précieux, de l’invention : dire que, ce talent une fois donné, l’invention n’est pas laborieuse ; dire que les idées heureuses, les idées de génie ne sont point le fruit des efforts et de la contention, et en appeler sur cela à l’expérience de la personne, c’est, je crois, lui dire une chose très-flatteuse, et d’autant plus flatteuse, que son expérience y sera certainement conforme.

Quant à la critique que vous faites de quelques phrases relatives aux difficultés propres du traducteur, il me semble que vous n’avez pas tout à fait pris mon sens : si, pour exprimer la difficulté qu’il y a à copier, je disais que le copiste doit conserver l’air de liberté du trait et la grâce des contours, serait-on reçu à me dire que le peintre doit aussi donner à ses traits et à ses contours l’air de liberté et la grâce ? En énonçant les devoirs du traducteur relativement à son auteur, j’ai cru en faire suffisamment sentir la difficulté. J’avais dans l’esprit toutes les liaisons que croit ajouter l’abbé Delille dans sa traduction, toutes ses transpositions, tous ses retranchements, et je voyais à quel point les libertés les plus imperceptibles dénaturent la marche et l’esprit de Virgile. C’est peut-être parce que je voyais tout cela trop clairement que j’ai négligé de l’exprimer, et que je l’ai sous-entendu. J’ai eu tort, puisque vous vous y êtes trompé ; et, si vous eussiez été ici, j’eusse, en changeant quelques mots, levé toute équivoque. J’aurais dit : « Il ne peut rien retrancher, rien ajouter d’important. Un mot qui semble indifférent, ajouté ou retranché, ou simplement transposé, peut faire disparaître cette liaison, souvent imperceptible, par laquelle le poëte passe d’une idée à l’autre, et qu’on ne peut déranger sans détruire toute l’économie de l’ensemble, et faire perdre à l’ouvrage le mérite de la justesse et celui du naturel. La transposition d’un membre de phrase peut intervertir la gradation des images si nécessaire pour l’effet des tableaux, et celle des sentiments dont dépend si fort l’émotion que le poëte s’est proposé d’exciter. Il n’est aucune expression de génie qu’il soit permis au traducteur de négliger, à peine, etc. » Voilà tout ce que j’ai voulu lire. Je n’imagine pas que vous soyez encore à temps de me corriger ; car, sans doute, la lettre est partie. J’attends la réponse avec impatience.

Si vous avez besoin d’argent pour mes commissions, vous pouvez demander à Mme Blondel ce que vous voudrez sur celui qu’elle a à moi ; mais il faut toujours que vous m’en envoyiez le compte. Je me soucie peu du Système de la Nature[2] : un livre si gros, qui contient le matérialisme tout pur, est un ouvrage de métaphysique par un homme qui, à coup sûr, n’est pas métaphysi-

  1. Voltaire.
  2. L’ouvrage du célèbre baron d’Holbach, qui n’en fut reconnu l’auteur qu’après sa mort. (E. D.)