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LES AVENTURES DE TOM SAWYER.

était obscurcie par un nuage qui se condensait lorsqu’il abaissait la paupière et lui coulait le long du nez. Il éprouvait un plaisir si vif à dorloter ses griefs que toute consolation mondaine lui eût paru une insulte dont sa douleur avait le droit de s’indigner. Aussi se leva-t-il à l’approche de sa grande cousine qui revenait d’un village voisin, après une longue absence de huit jours, et sautait de joie à la vue du toit maternel. Sombre comme un héros de mélodrame — ou grognon comme un enfant mal élevé, si vous aimez mieux — il s’éloigna par une porte, tandis qu’une chanson et un rayon de soleil entraient par l’autre. Il erra loin des lieux fréquentés par ses camarades et chercha un endroit désert où aucun éclat de rire ne viendrait troubler sa douleur. Un train de bois amarré à la rive l’attira ; il s’assit au bord du radeau et contempla le vaste espace liquide qui se déroulait sous ses yeux, souhaitant de se voir noyé tout d’un coup, à l’improviste, sans éprouver aucune des sensations désagréables que cause l’asphyxie. Ensuite il songea à sa fleur. Il la tira de sa poche et la froissa entre ses doigts, ce qui contribua beaucoup à accroître sa lugubre félicité. Il se demanda si elle le plaindrait, elle, en voyant combien l’injustice dont il était l’objet le faisait souffrir. Pleurerait-elle ? Ou bien se détournerait-elle froidement sans prêter la moindre attention à sa douleur ? Ce dernier tableau lui causa une angoisse si pleine de douceur qu’il l’évoqua sous toutes les formes et vida le calice jusqu’au fond. Enfin, il se leva en poussant un gros soupir et s’éloigna dans l’obscurité. Il était neuf heures et demie ou dix heures lorsqu’il repassa devant la maison qu’habitait la petite inconnue. Il s’arrêta. La rue était déserte ; aucun bruit ne troublait le silence ; une chandelle éclairait d’une vague lueur une croisée du second étage. Était-ce là qu’elle reposait ? Il se faufila à travers la haie, pénétra dans le jardin, franchit à pas de loup les plates-bandes et s’arrêta sous la fenêtre éclairée. Il la contempla longtemps et avec émotion ; puis il s’allongea sur le sol, étendu sur le