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UNE VIE BIEN REMPLIE

et fraîchit ; une petite brume tombe ; le soleil est à peine couché que déjà c’est la nuit. Me voici rentré dans ce petit pavillon où je t’écris ces lignes à la lueur de la lampe, avec devant moi un bon feu de souches dans la cheminée. Et quoique portes et fenêtres soient bien closes, on entend le mugissement du vent dans les hauts peupliers d’Italie. Là encore c’est un contraste ; au printemps, c’est une harmonie qui chante dans les branches feuillues ; maintenant, c’est une plainte triste et sans fin.

Ma journée m’a rappelé mes souvenirs d’enfance. Chassé de ma famille par l’ignorance et la jalousie d’un frère pourtant point méchant, justement dans cette même saison de deuil qui est la Toussaint ; parti sans un mot d’encouragement de personne, avec le remords de ne pas avoir serré dans mes bras ma vieille grand’mère qui m’aimait tant. Ces pensées ont attristé ma vie ; mais les souffrances que j’ai reçues au cœur m’ont fait apprécier plus tard tout le prix du bonheur.

Je termine par ces paroles qui sont de toi : « Pour être véritablement heureux, il faut avoir souffert par le cœur. » Je ne sais pas, mon cher ami, si je t’écrirai encore bien des fois ou si je te reverrai ; j’en doute. Je souhaiterais revoir le printemps, revenir encore une fois ; c’est si beau le printemps.

J’attends ta lettre, ta longue lettre ; je te lis avec tant de plaisir.

Bien à toi de tout mon cœur.

Ton sincère ami,
Pierre Cadoret.
Paris, 15 novembre 1911.
Mon cher Cadoret,


J’ai attendu d’être de retour à Paris pour répondre à ta belle lettre du mois dernier. Si la souffrance, mon cher camarade, abat ton énergie physique, elle ne déprime pas ta lucidité d’esprit. Celui qui lirait ta lettre et qui ne te connaitrait pas aurait peine à croire que c’est l’ex-écolier du village à 30 sous par mois, le jeune ouvrier bourrelier parti sur son tour de France avec 10 francs en poche pour toute fortune, qui écrit ces lignes admirables, si pleines de poétiques réflexions et d’images vraies.

Celui qui est capable d’écrire ainsi n’est pas près de fausser compagnie à ses amis. Certainement que tu souffres cruellement ; mais permets-moi, mon pauvre ami, de te dire que tu exagères un peu, et cela se comprend, te voir réduit à l’inacti-