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UNE VIE BIEN REMPLIE

tallé. » J’y allais ; j’étais ravis d’être bien accueilli ; j’admirais la maison et le jardin bien tenus et je me disais : Pourquoi n’aurai-je pas aussi une jolie petite villa comme cela ? Mais une amère réflexion venait bientôt me rappeler que seul, sans femme et enfants, les plus riantes maisons, les plus beaux jardins, paraissent tristes et sans charme.

Ce qu’il faut aussi à un homme seul et âgé qui n’a été heureux qu’en famille, c’est de trouver une brave et intelligente femme qui puisse lui tenir compagnie. J’ai eu de la chance de rencontrer celle qui nous sert en ce moment ; depuis cinq ans qu’elle est avec moi, je n’ai qu’à me louer d’elle ; je lui ai dit que je lui laiserais quelques mille francs à ma mort ; elle m’a répondu : « J’ai cinquante-cinq ans, dans dix ans, si je vous survis (car vous vivrez bien encore dix ans) j’aurai assez de mes gages mis de côté ; j’en aurai même de trop ; je chercherai autour de moi à faire des heureux. » Une telle femme est un trésor dans une maison ; non seulement elle sait faire la cuisine, mais elle sait causer, écrire sous votre dictée, et avec cela bien élevée.

Après avoir pris le café, Cadoret me pria de l’excuser pour aller, selon son habitude, faire dans sa chambre, sa mérienne[1] d’une demi-heure. J’allai seul, pendant ce temps, le long de la rivière, où je ne me lassais pas d’admirer les jeux changeants de lumière sur l’eau, à travers les feuilles des arbres.

La sieste finie, nous montâmes sur le coteau des Chats, le hameau où était né mon ami. Quelle tristesse que les six pauvres maisons de ce hameau, quelle triste vie on doit y mener. La première que nous visitâmes fut celle où il était né ; un pauvre vieux de quatre-vingts ans la gardait ; il nous dit que si seulement il savait lire, il achèterait l’almanach du petit Savoyard ; mais ne sachant pas, il trouve les jours bien longs ; il fait la chasse aux limaces du jardin, arrache l’herbe et c’est tout.

La deuxième maison visitée était plus triste encore ; nos têtes touchaient le plancher qui, ainsi que les solives, était enfumé et d’une saleté repoussante, traces de la souillure des mouches ; depuis plus de vingt ans, aucun nettoyage n’y fut fait ; en face de la porte, une chaisière, espèce de claie

  1. Pour « méridienne ».