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Page:Une Vie bien remplie (A. Corsin,1913).djvu/31

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UNE VIE BIEN REMPLIE

En 1848, nous étions neuf : cinq enfants, le père, la mère, ma grand’mère, morte à près de 100 ans en 1860, mon oncle estropié à Waterloo (il touchait une pension de 72 francs par an) ; je me le rappelle parfaitement, quoique je n’avais que 5 ans, parce que ce qu’il nous racontait de la guerre, le soir, devant le feu, nous faisait peur.

Soldat depuis 1793, il avait assisté à un grand nombre de batailles : Vendée, Italie, partout il avait vu des morts ; ça ne lui faisait rien, disait-il ; mais, quand il racontait la retraite de Russie, en 1812, les hommes qui tombaient à chaque instant gelés ; quand on était à la queue de la colonne, c’est par milliers qu’on les voyait mourir ou déjà roidis. En parlant de cela, il pleurait comme un enfant ; il disait, c’est grâce à mon couteau si j’en suis revenu. Mes petits, quand vous serez soldats, tâchez d’avoir un bon couteau. Il racontait qu’il avait pris ce couteau sur un de ses camarades de compagnie, qui était tombé à ses côtés ; en peu de temps, je pouvais couper dans les vêtements des morts ; je m’enveloppais les pieds et les jambes avec les meilleurs morceaux et aussi, avec la peau des chevaux morts, je taillais des sortes de chaussons, pour moi et mes camarades. Il est arrivé plusieurs fois que, voyant un cheval tombé, je le saignais avec la lancette de mon couteau ; nous buvions le sang pour nous réchauffer ; on pouvait aussi tailler soi-même dans la chair, car la discipline se relâchait, on faisait chacun pour soi.

À Waterloo, il y avait des morts partout ; par place, ils étaient en tas, les uns sur les autres ; le sang rigolait sur les terrains en pente. Je n’avais jamais vu chose pareille : c’était à rendre fou les jeunes soldats de voir un pareil carnage. Et bien ! en voyant cela, ma pensée était en Russie, où plus de quatre cent mille hommes et chevaux ont péri, de voir tomber des milliers et des milliers d’hommes bien portants, saisis par le froid, sans pouvoir leur porter secours ; c’était à vous faire perdre la tête.

Quand cet oncle mourut, les gardes nationaux vinrent tirer des coups de fusil sur son cercueil.

En 1853, les télégraphes aériens étaient tous supprimés et remplacés par le télégraphe électrique ; mon père était surveillant de la ligne, il résidait à Saint-Julien-du-Sault ; son