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UNE VIE BIEN REMPLIE

apprentissage le rendit d’une jalousie méchante, disant que l’on faisait de moi un monsieur de ville, alors que lui travaillerait la terre sans relâche.

Après deux années, j’étais devenu un bon ouvrier, m’étant promis de ne rien demander à mes parents, qui, du reste, étaient toujours à court pour vivre ; j’allai travailler à Sens pendant quatre mois pour gagner de quoi me vêtir, pour partir sur mon tour de France ; dans cette ville, j’assistai comme tout le monde à une exécution capitale ; j’en fus tellement retourné que, plus jamais, je n’allai voir un tel spectacle d’horreur. Mon patron me traita de poule mouillée et me dit : « Quand vous serez soldat, si on vous commande de fusiller un homme qui a fauté, il vous faudra pourtant obéir. » Je lui répondis que je préférais que l’on me tue que de tuer, fût-ce même un criminel, cette besogne appartient au bourreau.

Je dépensai les soixante francs d’économies que j’avais, en chaussures, vêtements et quelques outils pour mon métier ; afin de gagner encore quelque argent, je fis la vendange à Joigny. Là, j’appris à juger un homme de bien ; il nous payait deux francs par jour ; occupés du jour à la nuit couper des raisins : le matin, on était tout trempé par la rosée ; avant le jour on nous servait un demi-verre d’eau-de-vie de mare, avec un morceau de pain de munition acheté aux casernes ; cela rendait plutôt malades les jeunes que cela ne les soutenait.

Cet homme était médecin ; il aurait bien dû savoir que l’alcool était mauvais, surtout pour des jeunes estomacs ; mais c’était pour lui moins coûteux et plus vite fait qu’une soupe chaude ; il a été décoré quelques années plus tard pour services rendus à l’hygiène.

Je revins chez ma mère, après une journée de marche ; il me restait dix francs, je pouvais partir, commencer mon tour de France. Je lui demandai de me garder deux ou trois jours, le temps de mettre mes affaires en ordre.

C’était un samedi, et je devais partir le mardi sur Orléans ; tu vois que je n’avais pas trop peur pour 17 ans, surtout à la veille de l’hiver, où le travail est rare pour les ouvriers de passage.

Le lendemain dimanche, j’étais seul à la maison avec ma sœur et ma vieille grand’mère ; il se passa là une chose qui