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UNE VIE BIEN REMPLIE

m’a peiné toute la vie et que je vais te conter ; c’est bien loin déjà et, pourtant, ça me soulage d’en parler. Tu verras quelle pauvre mentalité avaient mon frère et ma sœur, et pourtant nous passions pour la famille la plus policée, la mieux élevée du hameau et des environs.

Ma sœur m’avait, comme mon frère, pris en aversion ; pourtant elle n’était pas méchante ; elle trouvait très beau que mon frère commandât en maître à la maison ; elle voulait l’imiter en tous points, que ce soit en bien ou en mal. Aussi elle ne se faisait pas faute de me maltraiter. Ma mère, qui se trouvait être à la merci de ses deux aînés, qui faisaient marcher la maison par leur travail, faisait souvent la sourde oreille pour éviter des ennuis. Seule ma grand’mère, malgré ses 90 ans, lui adressait de vifs reproches ; elle leur disait souvent que j’avais meilleur cœur qu’eux ; aussi, en l’absence de ma mère, on lui faisait mille misères ; bousculée, traitée de vieille bête, qu’elle devrait crever pour ne pas manger le pain qu’elle ne gagnait pas ; ma sœur allait jusqu’à repousser de devant le foyer une pomme qu’elle y faisait cuire, sous le prétexte que ça éteignait le feu ; chose incroyable, elle a été forcée, en plein hiver, de sortir la nuit pour satisfaire une nécessité ; on lui avait caché son vase intime ; je la vois encore quand elle pleurait ; y a-t-il quelque chose de plus poignant que de voir pleurer une vieille femme de 90 ans ? Je crois que tous ceux qui ont du cœur se le sentent déchiré rien que de penser à ces choses. Chaque fois que j’avais assisté à ces faits, j’avais protesté d’une manière indignée, et quand je le pouvais faire sans être vu, j’embrassais la pauvre vieille ; car je dois dire à ma confusion que je subissais le milieu où je vivais.

Quand j’étais vu l’embrassant, on me criait comme si j’avais commis une mauvaise action : « Ah ! il a embrassé la vieille ! qui se ressemblent s’assemblent ! » J’en passe, et de bien plus pénibles encore, que pour son honneur, ma sœur a bien expié, car elle m’a dit souvent, au cours de sa vie, qu’elle avait toujours eu cela sur le cœur, comme un remords.

Enfin, ce dimanche-là, ma mère étant partie au village : ma sœur repoussa brutalement, d’un coup de bourrée de bois dans l’estomac, ma vieille grand’mère, qui tomba comme une masse. Je fus tellement indigné que, plus prompt