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UNE VIE BIEN REMPLIE

Pour un rien, mon frère nous battait, le cadet et moi, avec le poing, le fouet ou le bâton ; quelquefois le sang coulait dans la maison ; à la moindre protestation de ma mère, il menaçait de partir ; quand ma grand’mère me défendait, il lui disait généralement ces mots :

« Taisez-vous, vieille charogne, vous êtes bons à être encrotés tous les deux dans un trou. »

Le maître d’école m’offrit à manger et à boire ; je le remerciai ; il me dit qu’il parlerait à mon frère et m’engagea à partir au plus tôt de la maison ; à me bien conduire pour faire honneur à mon père. Il me serra affectueusement la main. Je ne puis te dire la joie que me fit cette poignée de main ; on me plaignait donc ? on m’estimait donc ? j’étais comme transporté ; j’allais rentrer à la maison et partir tout de suite, sans autre chose qu’un regard de mépris pour mon frère, si je le voyais ; mais sitôt hors du village, une colère, un sentiment de haine me prirent à ce point que je ramassai une grosse pierre, avec l’idée de le tuer si je le rencontrais. Vois un peu à quoi tiennent les destinées ; quelquefois, l’occasion se présentant, je pouvais commettre un crime horrible.


VII


Quand j’entrai à la maison, ma sœur, qui avait honte de sa conduite, s’en alla dans les champs ; je mis dans mon tablier de travail deux chemises, quelques mouchoirs, chaussettes, un gilet de travail ; je priai ma mère de m’envoyer ma malle quand je la lui demanderais, que je ne la reverrais jamais puisqu’elle m’avait laissé traiter comme un bandit, qu’elle était une mauvaise mère ; et dans mon emportement à vider mon cœur trop plein de chagrin, je partis sans l’embrasser et n’embrassai pas non plus ma bonne grand-mère, qui me tendait les bras avec des sanglots étouffés. Je ne l’ai pas revue ; elle est morte avant que je