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UNE VIE BIEN REMPLIE

mettre à la table des compagnons ou aspirants ; c’étaient là les indépendants ; on ne pouvait plus tutoyer le camarade de la veille dès qu’il était reçu compagnon.

Sept corps de métiers frayaient entre eux ; ils se prêtaient aide et protection ; c’étaient les bourreliers, peintres, charrons, maréchaux-ferrants, charpentiers, forgerons, serruriers.

Avant l’installation des chemins de fer, les ouvriers allaient à pied de ville en ville, et quand les compagnons ennemis se rencontraient, par exemple des menuisiers, tailleurs ou cordonniers, on s’abordait en s’interpellant, et après s’être dit de passer au large on se battait ; les grandes cannes à bouts de cuivre entraient en jeu et les blessés ne manquaient pas (à l’époque où je parle, on ne pratique plus ces bêtes coutumes). On rapportait que la dernière bataille, livrée entre charrons et tailleurs, a eu lieu en 1857 ; les quatre belligérants avaient tous été blessés.

Si ces coutumes barbares avaient disparu, le compagnonnage était resté rétrograde. Je m’en suis tout de suite aperçu à la première réunion tenue après mon admission ; je formulai le vœu qu’une partie des amendes soit supprimée et que celles conservées soient versées dans une caisse pour les camarades sans travail, au lieu d’être dépensées en litres de vin, au seul profit de la Mère des Compagnons ; on me répondit que le règlement datait de six cents ans et qu’il devait être respecté. Cette réponse était peut-être faite un peu au hasard ; toujours est-il qu’à partir de ce moment, les compagnons me prirent en grippe et, aux réunions mensuelles, ne me laissaient plus formuler aucune proposition.

Aussitôt ma cotisation versée, on me disait de m’en aller ; aussi beaucoup d’ouvriers quittaient cette Société pour aller à d’autres plus indépendantes, qui s’occupaient aussi du placement de leurs sociétaires.

Un patron d’un petit canton appelé T…, loin des communications faciles, demanda un ouvrier (bien payé). J’y allai ; et là, nourri et couché, je pouvais en deux mois mettre cinquante francs de côté. À la ville, on ne pouvait pas économiser autant, avec le salaire de 2 fr. 50 par jour ; je fus très heureux dans cette petite ville ; le soir, devant les portes, avec les patrons d’industries ou les commerçants,