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UNE VIE BIEN REMPLIE

on faisait de bonnes causeries sur ce que chacun avait vu ou lu ; d’autres fois, avec les jeunes gens, on allait se promener en chantant.

Le maire était un homme riche et redouté ; on en parlait tout bas comme d’un méchant homme. On racontait qu’il avait fait mettre en prison un pauvre diable d’ouvrier ayant répondu à un colporteur qui lui offrait un chromo représentant le portrait de l’empereur : « Je ne veux pas chez moi le portrait de ce bandit. »

Chaque dimanche, autour de l’église, à la sortie de la messe, se tenait le marché : beurre, œufs, cèpes, que l’on trouve en quantité dans les bois de la contrée. Un journalier, dont la femme était blanchisseuse, mécontent de l’emprisonnement de son ami, avait refusé de travailler pour le maire ; un jour de marché, cette femme y était venue vendre, étalés sur un tablier, les oignons récoltés dans son jardin ; les gendarmes qui, ce jour-là, attentaient M. le Maire à la sortie de l’église, avaient fait la police du marché ; la blanchisseuse n’avait pas son permis de vendre ; elle répondit qu’elle ne savait pas, s’offrit à donner les dix centimes que coûtait le permis pour un seul jour ; les gendarmes n’acceptèrent pas et demandèrent des instructions au maire ; ce dernier leur donna ordre d’expulser immédiatement cette femme du marché ; ils y mirent une brutalité révoltante, ne lui donnant pas le temps de ramasser ses oignons ; elle fut traînée par les pieds ; c’était au moment du déjeuner ; tout le monde était là à crier et à protester ; cette malheureuse se débattit, déclarant que les gendarmes et le maire étaient des gens sans cœur, des brigands, qui méritaient la corde ; elle fut enfermée à la mairie, où son mari alla la réclamer au retour de son travail. On rapporta qu’il avait injurié le maire, et, le lendemain, il fut enfermé à son tour et, peu après, condamné à cinq jours de prison pour menaces et insultes au maire ; sa femme fut relâchée après avoir passé la journée et la nuit prisonnière à la mairie.

Tout le pays était révolté de la conduite du maire ; mais on n’affichait pas trop haut sa colère, parce qu’il y a toujours des gens prêts à faire les mouchards ; mon patron, qui ne se gênait pas devant moi, disait, en réparant une paire de traits : « S’ils pouvaient seulement casser, les che-