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UNE VIE BIEN REMPLIE

et garçons, pas trop bien vêtus, étaient chaussés d’espadrilles ; ils conduisaient de petits ânes appelés « borricots », pas gras et bien mal harnachés. J’étais charmé tout de même de voir que deux jeunes filles, qui avaient des biquots dans les paniers portés par leur âne, aient répondu si gracieusement à mon salut par un « Adios seignor ».

À Irun, village frontière, je dinai modestement d’un morceau de biquot avec des fèves et, comme boisson, du cidre pas trop bon. Ne trouvant personne à qui parler français, je suis allé faire un tour dans le village ; mais à cette heure de midi, je ne vis que quelques hommes en guenilles qui dormaient à l’ombre de murs à moitié écroulés ; cela me refroidissait de m’aventurer dans un pays que je voyais si triste. N’apercevant aucun arbre, je me renseignai où on pouvait trouver de l’ombre et passer son temps. Un homme me conduisit dans une cidraria (cidrerie chez nous) : c’était une sorte de remise où il y avait quelques tonneaux pleins et d’autres vides ; là se trouvaient une dizaine d’hommes, assis de droite et de gauche sur des escabeaux ou souches de bois, sur la paille.

Pour un sou, on vous remplissait, tiré au tonneau, un gobelet en terre cuite d’environ dix centilitres ; la plupart des habitants passaient là des heures, en renouvelant leurs consommations ; cela ne faisait pas mon affaire et je n’y restai pas longtemps. Enfin, un homme qui parlait le français voulut bien me donner quelques conseils il me dit que de ce côté de l’Espagne il serait difficile de travailler de mon métier ; il n’y avait que peu ou pas de chevaux, mais seulement des ânes et quelques mulets, les ouvriers maçons, cordonniers, menuisiers, pourraient seuls y trouver du travail ; il m’engagea à rentrer en France, et que si, plus tard, je voulais retourner en Espagne, d’y entrer par Barcelone. Je le remerciai beaucoup de ces conseils, car je m’étais proposé, en ne dépensant que dix francs, de faire environ cent kilomètres, de travailler ensuite pour pousser plus loin ; devant l’impossibilité de réaliser cette idée, je revins tout de suite à Bayonne. À cette époque, le chemin de fer n’existait pas pour aller à Pau ; du reste, eut-il existé que je ne l’aurais pas pris, mes moyens étant très limités.

Un bateau partait le soir, tiré par des bœufs ; il remon-