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UNE VIE BIEN REMPLIE

mon paquet en bandoulière et j’allais m’éloigner quand un gringalet d’homme entra : c’était le mari. S’adressant à sa femme et en me regardant : Qu’est-ce encore que celui-là, dit-il ? Il faut que tu donnes mon bien à tous les mendiants qui passent. Blessé d’être pris pour un mendiant, je répondis sur un ton fâché que j’étais un ouvrier, qu’ayant soif, j’avais demandé un verre d’eau ; Madame y avait ajouté un peu de vin ; que ce n’était pas là mendier, et j’ajoutai : si vous voulez, je vais le payer, votre verre d’eau. — Oui, dit-il, donne trois sous. Je mis les sous sur la table. Sa femme voulut les prendre pour me les rendre, disant que c’était honteux de faire payer un verre d’eau rougie, qu’elle le dirait à tout le monde ; son mari lui lança un furieux soufflet, disant : « Te tairas-tu, carogne. »

Je sortis en traitant cet homme de brute ; je n’avais pas fait quatre pas qu’il était sur moi, ayant à la main un rouleau à aplatir la pâte, me disant d’ouvrir mon paquet pour voir si je ne lui avais rien volé, ce qui aurait été difficile, puisqu’il n’y avait que les quatre murs de la maison. J’étais vraiment révolté, et comme il voulait m’attraper par mes vêtements, tout en me menaçant de son rouleau, je le repousai ; il s’empêtra dans les pierres et les morceaux de bois qui entouraient un tas de sable dans lequel on avait fait un trou où on avait amorti, le matin même, de la chaux, qui était encore chaude. Il tomba dedans de tout son long ; je ne suis pas resté pour voir comment il s’était tiré de là ; je m’en allai au plus vite, plutôt courant que marchant ; je craignais que ce bonhomme ne me courre après avec un bâton ou une fourche et m’assomme, ce qu’il aurait sans doute fait s’il n’avait pas été obligé de changer complètement de vêtements. Plus tard, j’ai ri de l’aventure ; mais sur le moment, je ne pouvais pas surmonter la chose d’avoir été traité de mendiant et de voleur par cette brute aussi avare que méchant.

Quand j’arivai à Carcassonne, mes espadrilles, trop usées, me blessaient les pieds ; il fallait absolument que je travaille pour me reposer et faire venir ma malle restée à Bordeaux ; un patron à qui j’expliquai ma situation consentit à m’embaucher ; j’y travaillai un mois ; j’aurais pu y rester plus longtemps si j’avais voulu, car mes patrons étaient