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UNE VIE BIEN REMPLIE

pagnes pauvres de l’Ariège ; on ne distinguait guère les filles des vieilles femmes ; toutes étaient vêtues de la même façon jupe et caraco de serge, d’un chapeau de feutre noir fixé sous le menton par des liens. Ces gens ne changaient ni de vêtements, ni de linge durant les vendanges ; aussi, dès qu’ils étaient partis, on portait dans les champs la paille où ils avaient couché ; on y mettait le feu, puis on lavait la grange, car la vermine y grouillait.

Pour donner une idée de la vie des gens de ferme loués à l’année, le gérant recevait du propriétaire quatre sous et demi par jour pour la nourriture de chaque homme, pain, vin et oignons à discrétion. Le matin, ils mangeaient des pommes de terre ou des oignons cuits à l’eau ou sous la cendre ; le tantôt et le soir, soupe et légumes, quatre fois par semaine, soupe à la viande, généralement de la viande de vache salée ou du pore conservé de la même façon. Les gens âgés qui tremblaient et ne pouvaient boire à la régalade (c’est-à-dire à une cruche d’une contenance de 8 litres) devaient acheter une écuelle ; presque tous ces valets de ferme étaient des montagnards des Cévennes, aucun ne savait lire ; à la fin de leur engagement, ils allaient au pays, porté à leur famille l’argent gagné ; j’avais vu dans les Landes et dans le Loir-et-Cher des travailleurs de la terre bien malheureux, mais je jugeai que ces cévenols l’étaient encore plus, — tandis que les propriétaires avaient des millions.

Afin de se faire une idée, sur un autre point, de la rareté de l’argent dans la montagne, on voyait arriver le dimanche des dix ou vingt montagnards, qui faisaient cinquante kilomètres aller et retour pour venir vendre à Béziers cinq à huit cents escargots à raison de quatre et six sous le cent.

C’est à Béziers, pour la première fois, que je vis rendre la justice ; mon patron m’emmena pour voir. Les coupables étaient des montagnards, appelés « gavachos » ; ils avaient de dix-sept à dix-neuf ans ; venus à la ville pour chercher du travail, ils n’avaient rien trouvé. Pendant deux jours, ils vécurent avec trente sous gagnés en portant des colis à la gare ; pour coucher, la nuit, ils étaient entrés dans une cabane de vignerons, fermée avec une corde, et avaient brûlé quatre bottes de sarments, valant en tout deux sous. Arrêtés come vagabonds, pour bris de clôture et avoir brûlé