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UNE VIE BIEN REMPLIE

heur d’avoir fait ce petit voyage, je n’avais vu aucun danger à ce que le bateau danse sur les vagues, au contraire, c’est ce qui m’avait le plus intéressé.

Les compagnons m’avaient interdit Marseille, sous la menace de me casser la g….. ; ne voulant pas paraître avoir peur, je cherchai du travail directement, sans aucun intermédiaire ; j’en trouvai à 3 fr. 50 par jour ; je n’y restai qu’une semaine. J’étais presque constamment occupé à la réparation de courroies mécaniques dans une grande usine ; il n’y avait aucun grillage de protection, et il fallait passer à chaque moment dans une véritable forêt de courroies en marche qui vous frôlaient ; celui que je remplaçais avait eu un bras arraché quinze jours auparavant, et l’on avait encore rien fait pour parer au danger ; j’avais plus peur de ces courroies que de la menace des compagnons. Enfin, dix jours m’avaient suffi pour bien voir Marseille.

Je fus pris d’un impérieux désir de voir mes parents ; dans une récente lettre, mon père m’avait dit qu’il était atteint d’un tremblement des mains et qu’il s’attendait à être paralysé ; il attribuait ce mal à la manipulation des piles au mercure, cela me décida de partir de suite.

J’avais quitté Béziers avec trois cents francs amassés en deux ans ; avec une pareille fortune, je pouvais voyager en chemin de fer.

Après avoir quitté Marseille, je m’arrêtai à Avignon, par un beau soleil, un jour de marché ; il m’a semblé que tout le monde était heureux, la bonne humeur régnait sur tous les visages. Il n’en est pas de même des grands édifices : palais et églises ressemblent plutôt à des forteresses construites en vue de la guerre qu’à des asiles de paix ; à voir le Palais des papes, il y a une vague analogie avec la vieille forteresse de Carcassonne, avec ses hautes et épaisses murailles pourvues de créneaux et de machicoulis ; si ce sont les papes qui l’ont fait construire, ils manquaient de goût ; c’est immense, mais rien n’était disposé pour l’agrément et la commodité. Cela fait penser qu’à cette époque si les papes et les princes de l’Église étaient puissants et redoutés, ils n’étaient pas armés, puisqu’ils étaient obligés de s’enfermer dans des forteresses qui ressemblaient plutôt à des prisons qu’à des palais.