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UNE VIE BIEN REMPLIE

Pour ce qui est des bonnes fortunes, chose rare pour les ouvriers de passage, il faut laisser cela aux romanciers, qui s’entendent très bien à inventer quand les choses ne sont pas. Ce que je puis dire, c’est qu’un honnête homme doit tenir sa parole quand il l’a engagée et que tromper une femme en lui mentant est impardonnable. Il est aussi un autre point que l’on nomme bonne fortune, c’est la liaison avec une femme mariée ; se cacher, mentir ou trembler, avoir à serrer la main du mari quand on le connait, risquer de voir un jour le foyer détruit, la femme réduite à la misère, sont des considérations qui doivent empêcher les jeunes gens de rechercher ces relations et même de les repousser si elles s’offrent à eux.

En arrivant à Paris, je fus surpris de voir que les maisons n’étaient pas plus monumentales, les théâtres surtout, dont les journaux parlaient chaque jour, m’ont fait pitié ; je me figurais rencontrer des palais, dont le moindre devait être aussi beau que l’Opéra de Bordeaux. J’ai été bien déçu quand j’ai vu les anciens Vaudeville, Variétés, Ambigu, Porte-Saint-Martin, Déjazet ; tous ces théâtres, comparés à l’Opéra de Bordeaux, me faisaient l’effet de granges.

Quant aux grands boulevards, c’est surprenant ; on reste interdit en voyant cette foule dense et on se demande : où donc va tout ce monde ? C’est bien autre chose que la Cannebière de Marseille.

Avant de voir Paris en détail, je me suis dit : il faut travailler et ne compter que sur toi-même.

En quelques années, je fis une foule de spécialités similaires à mon métier : sellerie, bourellerie, chasse, voyage, postes, pompiers, maroquinerie, bâches, courroies, mécanique, équipement. Dans ces diverses branches, à part une ou deux places dans chaque atelier, le reste c’est avec les chômages, la gêne constante, la vie au jour le jour.

À cette époque, on gagnait sept et huit sous de l’heure dans la bourellerie ; le travail y était quelquefois si pénible et si sale qu’un jour je n’ai pu le faire tant il m’écœurait. Il s’agissait de réparer les colliers de gros chevaux qui traînent de lourds chariots chargés d’énormes pierres de taille ; les pauvres bêtes avaient aux épaules des blessures