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UNE VIE BIEN REMPLIE

pas d’être prudent ; ne nous exposons pas inutilement et ouvrons l’œil.

Le temps s’était passé en exercices, reconnaissances, grand’gardes, et quelques coups de fusil tirés par dessus la Marne, vers le pont de Petit-Bry.

Enfin, le 19 janvier, nous étions à Montretout ; il avait plu toute la nuit, le terrain était détrempé ; il tombait encore une petite pluie fine, par moment une éclaircie grisâtre faisait voir le brouillard humide qui nous glaçait ; depuis le matin nous étions là, n’ayant à manger que quelques débris de biscuits ; les plus favorisés complétaient ce maigre repas par une tablette de chocolat trouvée dans leurs sacs.

Devant nous, à environ quinze cents mètres, se trouvait ce fameux parc aux murs crénelés par les Prussiens ; nous trouvant en arrière des deux premières lignes, nous sommes restés l’arme au pied jusqu’à midi, tournant sans cesse nos regards vers le Mont-Valérien, situé sur la montagne, à quatre kilomètres du mur fatal ; on s’attendait à tout moment voir la fumée des canons et entendre siffler les obus au-dessus de nos têtes, espérant que ces projectiles allaient faire brèches et renverser ce mur. Espoirs vains ! le fort resta silencieux, ce qui faisait dire à bon nombre d’entre nous que le Mont-Valérien devait être aux mains de l’ennemi, vendu par Trochu.

Les canons attendus ne venaient toujours pas ; ils étaient restés enfoncés dans la boue ; aussi, les tentatives d’assaut qui furent faites n’eurent pour résultat que de faire tuer des hommes, car l’ennemi, à l’abri de nos balles, tirait presque à coup sûr.

À deux heures, notre compagnie marcha de l’avant, en s’abritant du mieux qu’elle put derrière les petits arbres, tels que cerisiers, pêchers, pommiers ; maigres abris contre les coups des tirailleurs invisibles qui, tirant à 800 mètres, nous décimaient.

Des écrivains de talent ont écrit, sur la guerre, des pages admirables dans leur horreur ; des corps à corps où les uns et les autres montraient une rage furieuse ; un seul sentiment subsiste : tuer. Mais dans une bataille comme celle-ci, c’est un sentiment de colère et de stupeur qui s’empare des combattants à découvert ; cela ressemble à un guet-apens