Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/214

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figure d’un héros, supplie le guerrier grec de respecter en lui un dieu, et, le voyant sourd à ses prières, soulève ses eaux mugissantes, rejette par un puissant effort les cadavres qui encombrent son cours et poursuit dans la plaine son ennemi éperdu. Achille, passant soudain de l’excès de confiance à l’excès du désespoir, accuse sa mère et invoque les divinités protectrices des Achéens. Héphæstos, appelé par Héra au secours du héros, promène dans la plaine l’incendie, qu’attise et propage le souffle de Zéphyre et de Nolos, consume les cadavres, les plantes, et pousse le feu jusque dans les eaux mêmes du fleuve qui bruissent comme l’eau d’une chaudière. Le Scamandre se désole à son tour, s’humilie, reconnaît la puissance supérieure d’Héphæstos, et implore Héra, qui dès lors, soucieuse de la dignité divine, défend à son fils de tant maltraiter un dieu à cause des mortels.

Lucien dans un de ses dialogues marins[1] a parodié ce chant de l’Iliade. « Ô mer, dit le Xanthe (c’est le second nom du Scamandre), recois-moi ; je suis dans un état pitoyable ; éteins le feu qui me brûle. — La mer : Qu’est-ce donc, Xanthe, qui t’a ainsi brûlé ? — Le Xanthe : c’est Vulcain, me voilà presque en charbon ; malheureux que je suis, je grille. » Et Lucien poursuit sur ce ton, comme s’il voulait faire ressortir l’invraisemblance de la fiction homérique. Tout l’épisode peut en effet paraître étrange, à qui veut soumettre la poésie aux lois d’une raison vulgaire. Mais cette lutte entre un homme et un dieu, puis entre deux éléments de nature diverse, tous les deux déchainés avec fureur, et ne laissant plus de place pour un autre combat dans la plaine qu’ils envahissent, devait sembler aux Grecs un spectacle plus terrible que plaisant.

Ainsi pensa sans doute l’artiste qui prit pour sujet de tableau un passage du XXIe chant de l’Iliade.

Ce sujet était-il heureusement choisi ? Non, sans doute, si nous consultons nos idées modernes sur la peinture. Les deux éléments, l’eau et le feu, ne sauraient à eux seuls composer un tableau ; si les dieux, Héphæstos et le Scamandre, sont représentés sous la figure humaine, c’est eux que nous considérerons, et la lutte entre les deux éléments nécessairement réduite par là même à d’humbles proportions, n’a plus rien d’effrayant ni d’imposant pour l’imagination du spectateur. Les anciens ne paraissent pas avoir jamais cédé à des considérations de cette nature : ils ne se demandaient pas s’ils affaiblissaient Homère en le traduisant dans la langue d’un autre art ; ils savaient du moins que ce qu’ils enlèveraient au poète d’un côté, ils le lui rendraient de l’autre, par la représentation toujours bien accueillie du corps humain. Dans la peinture qui nous occupe, l’eau et le feu n’apparaissent sans doute que pour rappeler le sujet : Héphæstos et le Xanthe, le premier courant avec fureur, l’autre suppliant, suffisaient pour donner au tableau un intérêt qui justifiât le choix de l’artiste. Philostrate sans doute parle du

  1. Le onzième.