Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/218

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Un instant après, nous entendons dans la cour la voix d’Alcibiade qui paraissait ivre et qui faisait grand bruit en criant :

« Où est Agathon ? qu’on me mène auprès de lui. »

La joueuse de flûte et quelques jeunes gens qui accompagnaient Alcibiade le prirent sous le bras et le conduisirent à la porte de la salle. Alcibiade s’y arrêta, couronné de violettes et de lierre, la tête environnée de bandelettes[1]. » Ce passage célèbre nous fait connaître avec quelques détails un des usages les plus singuliers de la Grèce antique. Les jeunes gens, après un banquet, parcouraient les rues, au son de la lyre ou de la flûte ; ils se rendaient chez leurs amis ou même chez des inconnus, là où ils supposaient qu’on serait heureux de les recevoir et de boire avec eux, quelquefois même là où ils ne pouvaient s’attendre qu’à être mal accueillis. Cette promenade nocturne s’appelait un cômos ; les couronnes de fleurs, les torches, les déguisements, les chants et la danse en étaient les accompagnements habituels. Plus d’une porte était brisée[2] ; plus d’une rixe éclatait soit entre deux bandes joyeuses, soit entre gens d’une même bande. Les Grecs ne condamnaient de tels désordres que lorsque l’ivresse ne s’y mêlait pas ; prendre la couronne et la torche, sans être ivre, voilà quel était pour eux le vrai désordre[3]. Le cômos a été quelquefois un événement historique : les bannis de Thèbes, voulant reconquérir leur patrie sur les Lacédémoniens, sur cet Archias qui remettait les affaires sérieuses au lendemain, se présentèrent chez ce dernier, comme des comazontes[4], déguisés en femmes, couronnés de feuilles de pin et de peuplier, simulant l’ivresse. Thais jeta la première torche sur le palais de Persépolis, dans les réjouissances d’un cômos monstrueux, composé de musiciens et de courtisans avinés qu’Alexandre lui-même conduisait au pillage et à l’incendie[5].

Mettre sous les yeux un cômos, mais un cômos gracieux et charmant, sans aucun de ces excès qui en déshonoraient l’usage, telle paraît avoir été l’intention du peintre, dont Philostrate nous décrit le tableau. Pour cela, il réunit ses jeunes hommes et ses jeunes femmes, non dans la maison de quelque débauché émérite, mais dans la demeure de deux nouveaux époux : c’est du moins l’interprétation de Philostrate, et s’il n’a point deviné l’intention de l’artiste, il lui en prête une en parfait accord avec la composition du tableau. Il y a bien quelques traces de désordre ; des couronnes dérangées, des fleurs fanées : mais ce sont là les moindres accidents de divertissements semblables. Nous ne voyons nulle part les effets d’une ivresse pesante ou grossière : point de mouvements déréglés ; point d’extravagances individuelles ; point de clameurs assourdissantes ; des évolutions soumises au

  1. Traduction de Racine.
  2. Athén. XIV, p. 617, D ; Europ. Cycl., 532 ; Isée, Or. 2, p. 39, 21.
  3. Antiphane dans Athén., VI, p. 243 ; Aristoph. Vespæ, v. 1234.
  4. Xénoph. H. G., V, 4, 6 ; Plut. Vie de Périclès, 11.
  5. Diodore, XVII, 72.