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la chevelure est abondante sans excès. Debout près de l’antre du dragon, il retire l’épée dont il s’est déjà percé le flanc. Recevons, mon enfant, recevons dans le pli de notre robe le sang qui s’écoule de sa blessure, l’âme s’échappe elle aussi ; encore un moment et tu l’entendras pousser son cri d’adieu, car les âmes aiment les beaux corps et ne s’en séparent qu’avec regret. À mesure que le sang s’écoule, Ménœcée chancelle, il se jette dans les bras de la mort avec un visage calme et souriant, presque avec l’air d’un homme qui s’endort.



Commentaire.

Cadmos, le fondateur de Thèbes, voulant offrir un sacrifice à la déesse Athénà envoya puiser l’eau des libations à une source consacrée à Arès et gardée par un dragon, fils du dieu. Les messagers furent dévorés ; pour venger leur mort, Cadmos, avec l’aide d’Athénâ, tua le dragon d’un coup de pierre. Les dents du monstre, semées en terre, donnèrent naissance à des géants tout armés qui se jetèrent les uns sur les autres et s’entre-tuèrent, à l’exception de cinq, qui furent les chefs des principales familles de la Thèbes cadméenne. À l’époque de la guerre des Sept contre Thèbes, Créon et ses deux fils Hémon et Ménœcée étaient les derniers représentants de cette race issue du dragon. Le devin Tirésias, consulté par Créon sur les moyens de délivrer la ville assiégée, lui répond ainsi dans la tragédie des Phéniciennes : « Il faut que ton fils égorgé dans l’antre qu’habitait le dragon, fils de la Terre, gardien des eaux de Dircé, offre à la Terre une libation de son sang pour apaiser l’ancien courroux de Mars, qui venge le meurtre du dragon né de la Terre : ce faisant, vous aurez Mars pour auxiliaire… Il faut que la victime soit issue de ceux qui naquirent des dents du dragon… L’hymen d’Hémon ne permet pas qu’il soit immolé ; car ce n’est pas un jeune garçon, et, bien que le mariage ne soit pas consommé, il n’en a pas moins une épouse. Mais si tu fais à la ville le sacrifice de Ménœcée, il peut par sa mort sauver sa patrie, préparer un amer retour pour Adraste et les Argiens, en répandant sur leurs yeux les ombres du trépas, et rendre à jamais Thèbes illustre[1]. » Ménœcée se soumit à cet arrêt de mort.

La poésie et la peinture ne pouvaient pas offrir un plus bel exemple de dévouement à la patrie. Les circonstances dont Euripide entoure le sacrifice de Ménœcée le rendent encore plus héroïque. Créon se révolte contre les prédictions de Tirésias, et le presse vivement de s’enfuir au séjour sacré de Dodone ; les chefs des cohortes ne sont pas encore avertis ; les magistrats et les généraux ne connaissent pas encore l’oracle. Ménœcée, en se hâtant, peut assurer son salut. Le jeune homme feint d’accepter les conseils de son père,

  1. Euripide, Les Phéniciennes, v. 930 ; Traduc. Pessonn., II, 307.