Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/241

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à la vue de cette vaste plaine, de ces tentes, de ce camp retranché, de cette ville entourée de fortes murailles, je ne puis m’empêcher de dire : voici les Éthiopiens, voici Troie et ce héros que l’on pleure est Memnon fils de l’Aurore. Il était venu au secours de Troie et fut tué, dit-on, par le fils de Pélée ; les deux adversaires étaient de taille à se mesurer. Vois en effet quelle étendue de terre Memnon couvre de son corps, et quelle belle gerbe de cheveux bouclés il entretenait, je pense, pour la consacrer au Nil, car si les bouches du Nil appartiennent aux Égyptiens, les Éthiopiens en possèdent les sources ; vois cette mâle beauté qui paraît encore, malgré des yeux éteints, vois sur le visage ce léger duvet, attestant que le héros avait l’âge de son vainqueur. Et l’on ne dirait point que Memnon fut noir, car sa figure, quoique d’un noir intense, laisse deviner je ne sais quelle fleur de jeunesse. Des déesses se montrent dans les airs ; l’Aurore, se lamentant sur la perte de son fils, voile l’éclat du Soleil et prie la nuit de répandre, avant le temps, ses ombres sur l’armée afin qu’il lui soit possible, Jupiter consentant au larcin, de dérober le cadavre de son fils. Et regarde, le corps a été enlevé ; on aperçoit Memnon sur les confins du tableau. Où donc ? en quel lieu de la terre ? Le tombeau de Memnon n’est nulle part ; mais Memnon lui-même est en Éthiopie, changé en pierre noire, son attitude est celle d’une personne assise, ses traits sont, j’imagine, ceux que tu lui vois dans le tableau. Cette statue est frappée par les rayons du soleil, qui en glissant, comme un plectre sur la bouche de Memnon, semblent en faire sortir une voix et consoler le jour par les sons de cette parole artificielle.



Commentaire.

Rien de plus simple que la composition de ce tableau. Elle se divise en trois parties. Memnon entouré et pleuré par ses soldats ; l’Aurore et la Nuit dans les airs ; dans le lointain, une statue assise de Memnon.

Memnon, dans le tableau de Philostrate, est un Éthiopien, noirci par les chaleurs d’un climat brûlant ; dans les peintures de vases qui sont parvenues jusqu’à nous, il est représenté avec les traits, le teint et le costume d’un héros grec. D’où vient cette différence ? Partant de ce principe que l’art grec recherche avant tout la beauté des formes et y sacrifie même la vérité historique, des commentateurs ont cru pouvoir conclure que Philostrate avait imaginé le tableau qu’il décrivait, et l’avait imaginé en homme qui connaissait peu les traditions de l’art antique[1]. Nous croyons ce jugement peu fondé, du moins en ce qui concerne ce tableau.

  1. Friderichs, Die Phil. Bild., p. 49 et 50.