Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/306

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morphose gagne les parties supérieures. Harmonie et Cadmos sont frappés d’épouvante ; ils s’embrassent mutuellement comme si, par cette étreinte, ils devaient arrêter leur corps dans sa fuite et sauver du moins ce qui leur reste encore de la forme humaine.



Commentaire.


Le meurtre de Penthée et les lamentations des Bacchantes sur leur œuvre sanguinaire, ces deux scènes, décrites par Philostrate, étaient-elles réunies dans le même cadre ou formaient-elles chacune un tableau distinct ? De ces suppositions, qui toutes deux ont été faites, la première seule nous paraît conforme au texte de notre auteur. Philostrate, en effet, après nous avoir montré les Bacchantes déchirant Penthée, ajoute : « Tout ceci a lieu sur la montagne ; plus près de nous, voici Thèbes, etc. » Ces mots nous semblent indiquer clairement que les Ménades repentantes étaient placées sur le premier plan et que les Ménades furieuses s’agitaient dans le lointain. Welcker trouvait les deux scènes trop différentes pour être ainsi rapprochées ; c’est cette différence même, croyons-nous, qui aura déterminé l’artiste à faire entrer les deux scènes dans la même composition. Opposer à l’excès de la fureur l’excès de l’abattement, la consternation à la joie délirante, les tortures de la clairvoyance à la triste sécurité de l’égarement, faire valoir ces sentiments divers les uns par les autres, émouvoir deux fois le spectateur, en faveur de la victime et en faveur des bourreaux, telles étaient les ressources du sujet ainsi conçu, et un peintre les aurait dédaignées ! L’unité de temps et de lieu n’était point une règle, nous le savons aujourd’hui, pour l’antiquité ; mais, l’eût-elle été, que les artistes n’auraient pas failli à la violer, quand ils auraient pu faire avec avantage.

Le Cithéron se dressait donc au fond du tableau, et sur la pente de la montagne s’accomplissaient, aux yeux des spectateurs, les merveilles racontées par Euripide : « De la terre coule le lait, coule le vin, coule le nectar des abeilles… [1]. Une des bacchantes, prenant son thyrse, en frappa un rocher d’où sortit aussitôt une eau limpide ; une autre inclina sa torche vers la terre, et à l’endroit même le dieu fit jaillir des flots de vin ; celles qui désiraient s’abreuver de lait n’avaient qu’à écarter la terre du bout des doigts pour que la blanche liqueur coulât en abondance ; leurs thyrses couronnés de lierre distillaient la douce rosée du miel[2]. » Il peut se faire que dans la description de Philostrate, le souvenir d’Euripide soit entré pour autant que l’étude attentive du tableau ; le rhéteur en effet éprouve un tel plaisir à rappeler les grands poètes, à leur emprunter leurs expressions et leurs images

  1. Eurip., Bacch., v. 143, traduct. Pesson., I, p. 90.
  2. Id., ibid., v. 705 ; trad. Pessonn., I, p. 107.