Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/328

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des couleurs, ni une cire trompeuse qui te tiennent enchaîné(d) ; tu ne vois pas que l’eau te reproduit tel que tu te contemples ; tu ne t’aperçois pas de l’artifice de cette source, et cependant il te suffirait pour cela de te pencher, de passer d’une expression à une autre, d’agiter la main, de changer d’attitude ; mais, comme si tu venais de rencontrer un compagnon, tu restes immobile, attendant ce qui va suivre. Crois-tu donc que la source va entrer en conversation avec toi ? Mais Narcisse ne nous écoule point : l’eau a captivé ses yeux et ses oreilles. Disons, du moins, comment le peintre l’a représenté. Debout, le jeune homme croisant les pieds s’appuie de la main gauche sur son épieu fiché en terre, pendant que la main droite repose sur ses flancs ; ainsi il se soutient lui-même(c), et sa hanche droite présente une forte saillie par suite de l’abaissement de la gauche. On aperçoit l’air entre le coude et le bras, à la hauteur du coude(f) ; des plis se dessinent à la jointure du poignet. Des ombres sillonnent la paume de la main en lignes obliques(g), par suite de la position des doigts qui s’infléchissent en dedans. Sa poitrine se soulève : est-ce l’animation de la chasse qui persiste encore, est-ce déjà un soupir amoureux ? Je ne saurais dire : le regard est bien celui d’un homme qui aime avec passion ; naturellement vif et farouche, il est tempéré par je ne sais quelle langueur voluptueuse ; peut-être s’imagine-t-il être aimé comme il aime, son image le regardant avec la même tendresse qu’il la regarde. Nous aurions beaucoup à dire sur sa chevelure si nous avions rencontré Narcisse pendant qu’il chassait ; que de mouvements, en effet, lui aurait imprimés la vitesse de la course, aidée surtout par le souffle du vent ! mais, telle qu’elle est, nous ne saurions nous en taire. Très abondante et comme dorée, elle retombe en partie sur le cou, en partie sur les oreilles qui la partagent ; ondoyante sur le front, elle se mêle au poil follet du visage. Les deux Narcisse sont semblables, brillent de la même beauté ; la seule différence entre eux, c’est que l’un se détache sur un fond qui est le ciel, et que l’autre est vu comme plongé dans l’eau ; le jeune homme se tient immobile au-dessus de l’eau qui est immobile, ou plutôt qui le contemple fixement, et comme éprise de sa beauté.


Commentaire.


La fable de Narcisse a été souvent racontée par les poètes et reproduites par les artistes. Nous laissons aux mythologues le soin de décider si, comme le veut Pausanias[1], Narcisse est le nom d’un jeune Thespien qui aurait été

  1. Paus., IX, 31, 8.