Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/400

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avant d'être pleuré. Notre tableau, au contraire, suppose que les Achéens ont dégagé le corps, repoussé l’armée éthiopienne et qu’Achille, accouru trop tard pour prendre part à la mêlée, se livre à la douleur en attendant le mo- ment de tuer Memnon. L'artiste avait ou suivi une autretradition, ou modifié. comme c'était son droit, le récit des poètes et des historiens fabuleux. D'ail- leurs, sur d'autres monuments qui représentent Memnon tué par Achille, on ne voit pas le cadavre d'Antiloque, ce qui suppose qu'il a été enlevé avant le combat des deux héros. L'attitude prêtée parle peintre à Memnon n'est point sans intérêt; il semble que ie héros se recueille avant d'engager une nouvelle lutte, qu’il contemple un moment avec euriosité celui avec qui il doit en ve- nir aux mains ; qu'il se réjouisse de sa douleur, et qu'il le regarde, à cause de cette douleur même qui éclate en sanglots, comme un adversaire peu digne de lui. Le spectateur qui pressent une autre tragédie après celle qu'il voit, qui sait mème à quel dénouement cette arrogance mènera le héros éthiopien, n’en est que plus ému.

Six chefs, sans compter Achille et les compagnons d’Antiloque, entouraient le cadavre. Nous retrouvons presque les attitudes décrites par Philostrate sur une ænochoé en argent trouvée à Bernay, qui représente également une scène de deuil (1). Un cadavre est couché sur le sol; un jeune homme assis sur un tertre, les jambes pendantes, un bras appuyé sur le genou gauche, la tèle reposant sur le bras, semble en proie à une douleur profonde. Des guer- riers l’entourent : trois s'appuient sur leur lance; deux autres, sur des espè- ces de bâton; celui-ci laisse retomber ses mains et les croise (2); celui-là se renverse en arrière el saisit ses genoux à deux mains; d’autres soutiennent d'une main leur tète qui s’affaisse, Le jeune homme assis près du cadavre est sans doute Achille, qui dans une autre scène du même vase, fait peser Hec- tor dans une balance, avant de le délivrer contre rançon et pourainsi dire au poids de l’or. Le cadavre est celui de Patrocle, suivant les archéologues ; on pourrait croire que c'est celui d'Antiloque, s’il n’était pas plus vraisem- blable que l'artiste eût voulu rapprocher sur le mème vase la mort de Patrocle et la rançon d'Hector. Parmi les guerriers, on reconnaît Ulysse à son pilos; le vieillard qui croise les mains est peut-être Nestor. Il semble que Nestor dût être également et à plus forte raison représenté dans notre tableau ; son fils Antiloque venait de le préserver d'une mort certaine, il l'avait vu tomber, victime de son dévouement; il avait essayé lui-même, avec les autres guerr de s'emparer du cadavre. Des commentateurs ont voulu jus- fier le peintre : la douleur de Nestor, disent-ils, eût été trop grande; elle eût captivé l'attention au détriment de celle d'Achille, que le peintre voulait nous







(1) Overbeck, ibid, p. 481, n° 146. Raoul Roch. M. 1. pl. 52.

(2) Les mains croisées, les jambes croisées servent à indiquer la douleur (Raoul Roch, Choix de peint. de Pompéi, 184. Letronne, Journ. des S avants, 1829, p. 532) ; mais ces attitudes ne sont pas constantes ét sont souvent employées en un sens tout contraire (Voir Stephani Der ausruhende Her les, p.144).