Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/461

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

traits, lui donner deux yeux comme à tout autre mortel ou bien ouvrir sur son front un troisième œil qui sans déparer le visage aidât à reconnaître Polyphème, c'était là un parti conforme aux habitudes de l’art, mais, d’un autre côté, contraire à l'esprit de la légende et peut-être à l'intérêt du sujet. Si Galatée dédaigne Polyphème, c'est à cause de sa laideur; qu'il perde son air farouche, qu'il prenne des traits réguliers, qu'il devienne presque beau, il mérite autant d’être aimé que le bel Acis. Et de fait, les artistes qui ont représenté un Polyphème aimable, semblent aussi avoir changé toute la l6- gende. Dans une peinture de Pompéï (1), Eros monté sur un dauphin ap- porte un diptychon ou lettre d'amour au Cyclope. Galatée consent à ré- pondre; elle n’est plus sans doute insensible. Une autre peinture (2) nous montre, entre un Polyphème qui le menton dans sa main semble être dans l'attitude de l’attente, et une jeune fille, Galatée, reconnaissable à l'éventail, son attribut ordinaire, une autre femme qui parait être une messagère en- voyée par le Cyclope à la Néréide; quand deux amants ne se fuient pas, quand ils consentent à se servir d’un intermédiaire, ils sont bien près de s'entendre. Ailleurs on a cru reconnaître un Polyphème dans un personnage qui embrasse une Galatée. Dans cette modification de la légende primitive, les poètes avaient peut-être précédé les artistes : une églogue de Théocrite nous montre Galatée lançant des pommes au troupeau de Polyphème, et Polyphème feignant d'aimer une autre femme. Chose singulière et bien di- gne de remarque ! le poète en nous représentant Galatée sensible à l'amour de Polyphème cherche, dirait-on, à atténuer l'idée de laideur que ce nom peut réveiller. « Je ne suis pas si laid, qu'on veut bien le dire, s'écrie le Cy- clope; l'autre jour la mer était calme; je me regardais dans l’eau; ma barbe me parut belle à voir, belle aussi celte unique prunelle ; mes dents brillaient blanches et polies comme le marbre de Paros (3). » Il semble done qu’il y ait eu deux manières différentes de concevoir ce sujet: ou Galatée fuit Poly- phème, et alors le Gyclope demeure tel que l’a dépeint Homère, ou elle se laisse toucher par l'amour du Cyclope, et le Cyclope cesse d’être un monstre effra- yant. Les œuvres d'art qui sont parvenues jusqu'à nous se rapporteraient plutôt à cette seconde manière, le tableau décrit par Philostrate tient plus de la tradition primitive.

Sera-ce une raison pour croire ce tableau sorti tout entier de l'imagi- nalion du sophiste, pour assurer que jamais artiste grec n'aurait repré senté un Polyphème velu, avec un nez aplati etun œil unique? Nous ne le croyons pas. D'abord, il y avait bien quelque avantage, dans l'intérêt même du sujet, nous l'avons fait observer plus haut, à ne point changer un monstre

(1) Helbig, Wandg., 1048.

(2) où. 1050.

(3) Théocr., ibid, VI, 34. Sur les modifications de cette légende, voir Helbig, Polyphemos und Galateia, Symbola phil. Bonnens, p. 361.