Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/505

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corps de son frère l’avait traîné jusque-là pour le jeter sur le bûcher allumé d’Étéocle. Celte tentative, infructueuse d’ailleurs, pour les réconcilier dans la mort, élait donc indiquée par la tradition. Les flammes se séparaient, comme si Polynice eût déjà été étendu sur le bûcher ; c’est là un exemple de la prolepse ou anticipation, assez souvent usitée dans l’art antique. Enfin sur le tombeau d’Etéocle on voyait un grenadier ; cet arbre dont les fruits sont remplis d’une liqueur rouge, était le symbole des morts violentes ; il avait erû aussi, s’il faut en croire Pausanias, sur le monument de Mé- nœcée (4).

Ce tableau a été cependant l’objet de critiques très vives. Friederichs (2) s’étonne qu’un artiste ait donné à Capaneus la taille d’un géant ; comme si, pour justifier l’expression de Philostrate, il ne suffisait pas d’une différence même légère entre les proportions de Capaneus et celles des cadavres voisins ! Il lui déplait de voir tant de cadavres amoncelés, comme si le peintre devait imiter la sculpture qui couche un ou deux guerriers sur le sol pour repré- senter les massacres de tout un champ de bataille ! Il blâme le choix du mo- ment, et prétend qu’il y aurait plus d’héroïsme chez Antigone à violer les ordres de Créon en plein jour. Si c’est la une faute, l’artiste, nous l’avons vu, ne l’a commise qu’après Sophocle et Euripide ; mais Antigone est tout autre que ne la conçoit Friederichs ; elle n’agit point par bravade, mais par piété ; ensevelir son frère, échapper ensuite, s’il se peut, aux suites de sa déso- béissance ; sinon les subir avec fermeté, cela suffit à l’héroïsme d’une vierge grecque ; elle ne se laisse point effrayer par le danger mais ne court pas au martyre. Antigone est vaillante, mais le sentiment de son courage ne l’aveugle pas au point de ne lui faire redouter ni obstacle chez les autres et dans les choses, ni faiblesse de sa part. A sa sœur qui lui représente qu’elle entreprend l’impossible, le poète lui fait répondre : « Eh bien, quand la force me manquera, je m’arrêterai. » On dirait qu’elle prévoit alors l’espèce de défaillance qu’elle éprouve dans le tableau. Elle ne manifeste, il est vrai, aucun trouble, lorsque dans Sophocle les gardes de Créon la saisissent ; mais se sentant perdue, elle prend alors son parti ; si résignée qu’elle soit en ce moment, elle a pu trembler avant d’être surprise. Où donc est la différence entre l’Antigone du peintre et celle du poète ? Toutes les deux sont égale- ment héroïques, mais le peintre désespérant de rendre par les ressources propres à son art le mélange de résolution et de modération que nous admi- rons dans le caractère d’Antigone, nous montre la jeune fille accessible à une crainte instinctive que lui inspirent tout à la fois son isolement et l’aspect sinistre du lieu. Ce n’est pas là altérer la conception du poète ; c’est trans- porter une figure, pour ainsi dire, d’un art dans un autre. Enfin ce qui choque le plus Friederichs, c’est cette pâle lumière de la lune répandue sur le lieu

G) Jbid., IX, 25, 1. Voir plus haut, pour la mort de Ménœeée, 1, IV, p. 213. (2) Frieder., Die Phil. Bild., p. 81 et suiv.