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Sur la mort de Cleon

Stances


Pourquoy cacher nos pleurs ? il n’est plus temps de feindre
Un amour que sa mort descouvre par mon dueil,
Qui cesse d’esperer, il doit cesser de craindre,
Et l’espoir de ma vie est dedans le cercueil.

Elle vivoit en moy, je vivois tout en elle.
Nos esprits l’un à l’autre estraints de mille nœuds
S’unissoient tellement, qu’en leur amour fidelle,
Tous les deux n’estoient qu’un, et chacun estoit deux.

Mais sur le poinct qu’amour d’un fondement plus ferme
Asseuroit mes plaisirs, j’ay veu tout renverser,
C’est d’autant que mon heur avoit touché le terme,
Qu’il est permis d’atteindre, et non d’outre-passer.

Ce fut dedans Paris, que les belles pensées,
Qu’amour esprit en moy, finirent par la mort,
Au mesme temps qu’on vid les Gaules oppressées,
Aux efforts estrangers opposer leur effort.

Et falloit-it aussi que tombe moins celebre
Que Paris, enfermast ce que j’ay peu cherir.
Ou que mon mal advint en saison moins funebre,
Que quand toute l’Europe estoit preste à perir.

Mais je me trompe, ô dieux ! ma Cleon n`est point morte,
Son cœur pour vivre en moy, ne vivoit plus en soy :
Le corps seul en est mort, et de contraire sorte,
Mon esprit meurt an elle, et le sien vit en moy.

Dieux ! quelle devins-je, quand je l’ouys parler ainsi ? mon estonnement fut tel que, sans y penser, estant appuyée contre la porte, je l’entr’ouvris presque à moitié, à quoy il torna la teste, et me voyant, n’en fit autre semblant, sinon que me tendant la main, il me pria de m’asseoir sur le lict pres de luy. Et lors sans s’essuyer les yeux, car aussi bien y eust-il fallu tousjours le mouchoir,