Page:Urfé - L’Astrée, Première partie, 1631.djvu/546

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que nous sommes bien loing de conte, vous et moy, car si ceste impuissance qui m’empesche de pouvoir vivre et supporter ce malheur, vous fait douter de mon affection, au contraire ceste grande constance et ceste extreme resolution que je vois en vous m’est une trop certaine asseurance de vostre peu d’amitié. Mais aussi à quoy faut-il que j’en espere plus de vous, puis qu’un autre, ô cruauté de mon destin ! vous doit posseder ?

A ce mot ce pauvre berger s’aboucha sur les genoux de Bellinde, sans force et sans sentiment.

Si la bergere fut vivement touchée, tant des paroles que de l’evanouissement de Celion, vous le pouvez juger, belle nymphe, puis qu’elle l’aimoit autant qu’il est possible d’aimer, et qu’il falloit qu’elle faignist de ne ressentir point ceste douloureuse separation. Lorsqu’elle le vid esvanouy et qu’elle creut n’estre escoutée que des sycomores et de l’onde de la fontaine, ne leur voulact cacher le desplaisir qu’elle avoit tenu si secret à ses compagnes et à tous ceux qui la voyoient ordinairement : Helas ! dit-elle en joignant les mains, helas ! ô Souveraine Bonté, ou sors moy de ceste misere, ou de ceste vie : romps par pitié ou mon cruel desastre ou que mon cruel desastre me rompe.

Et puis baissant les yeux sur Celion : Et toy, dit-elle, trop fidelle berger, qui n’es miserable que d’autant que tu aimes ceste miserable, le Ciel te vueille donner ou les contentemens que ton affection merite, ou m’enlever de ce monde, puis que je suis seule cause que tu souffres les desplaisirs que tu ne merites pas.

Et lors, s’estant teue quelque temps, elle reprit : O qu’il est difficile de bien aimer et d’estre sage tout ensemble ! Car je voy bien que mon pere a raison de me donner au sage berger Ergaste, soit pour ses merites, soit pour ses commoditez. Mais helas ! que me vaut ceste cognoissance, si amour deffend à mon