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valu jadis (les volumes et non les politiques) sept jolis francs et cinquante centimes.

C’était un pauvre petit volume broché de l’antique Almanach des Muses, qui n’avait rien de bien attirant, étant très peu frais, mais qui portait dans le frontispice gravé du titre, au-dessous des Amours armés d’arcs et de flèches, au-dessus de la tête laurée d’Apollon, les quatre chiffres de la date fatidique 1789. — Le contraste entre ces Muses, les guirlandes de fleurs, les souriants petits Amours et les idées moins roses qu’évoquait la date du grand bouleversement, fit ouvrir d’abord ce volume avec une curiosité un peu mélancolique.

Le temps était gris et froid, des nuées montaient dans le ciel triste, et les aigres souffles d’une bise de novembre mêlée de gouttes de pluie fouettaient le visage des passants et les couvercles des boîtes à livres. Fallait-il pour douze sous laisser grelotter les innocents Amours de cet Almanach des Muses, dernière fleur éclose jadis au bord du précipice ? Pouvait-on les laisser sous l’ondée menaçante fondre et périr définitivement peut-être ? L’achat sentimental du pauvre petit bouquin fut donc une bonne action, une espèce de sauvetage, et vraiment le sauveteur n’eut pas à le regretter, malgré les apparences, quand il examina l’objet au coin de la cheminée.

L’habit, ou plutôt ce qui restait de l’habit de ce volume, montrait la corde ; le dos, recouvert encore par places d’un papier à fleurs bleues, laissait passer et pendre les ficelles du brochage ; les feuillets de garde n’existaient plus, et les coins de pages usés et jaunis se roulaient et se recroquevillaient lamentablement ; et cependant, sous son désastreux aspect de personne distinguée tombée dans le malheur, ce dernier représentant des Muses gracieuses d’avant le cataclysme conservait quelque chose de particulier et de point banal.

Il avait vécu, il avait été lu, feuilleté ; il était l’ultime sourire d’une société heureuse sur qui tout à coup les catastrophes allaient tomber ; sans doute, mais, en plus de cela, cette épave des coquetteries de jadis