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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/116

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comme ce mouvement l’avait fatigué, il retomba sur les pavés inerte et raide, muet, ses yeux seuls vivant et suivant en l’air le tourbillonnement des flammes et des fumées, parmi lesquelles se mêlèrent bientôt en chevauchées délirantes les visions de la fièvre.

Une quinzaine de fours après, couché dans un bon lit d’ambulance, le comte d’H. se souvint tout à coup du fédéré de la barricade Gaillard père et du livre tricolore, souvenir des Tuileries incendiées. Avait-il rêvé ? Ce sergent de communards râlant à côté de lui, n’était-ce pas une de ces imaginations fantasmagoriques de la fièvre ?… Le comte d’H. étendit la main vers le petit sac accroché près de son lit… À son grand étonnement il sentit quelque chose ; il n’avait pas rêvé l’aventure, le livre du communard était là !

C’était un petit volume à peu près du format de l’ancien Mercure de France, magnifiquement relié, revêtu de soie tricolore, avec le grand aigle des armes de l’empire, tout un semis d’abeilles d’or sur le plat, et sur le dos simplement un N couronné. Cette reliure somptueuse ne recouvrait pas un chef-d’œuvre de typographie, mais un manuscrit d’une horrible écriture irrégulière, tantôt fine et serrée, tantôt immense et tout en jambages formidables ou en paraphes ressemblant à des coups de sabre, manuscrit composé de plusieurs cahiers de papiers différents, quelques-uns assez fatigués et salis, parmi lesquels, au milieu des feuillets couverts de pâtés d’encre, de chiffres, d’hiéroglyphes ou de dessins grossiers jetés ça et là, étaient annexés des papiers repliés portant des en-têtes gravés « Grand état-major général…, Cabinet de l’Empereur…, Armée d’Allemagne… » ou des brevets d’officiers en blanc couverts de notes au crayon ou à la plume.

Le comte d’H. lut au hasard dans les premiers cahiers datés de 1805 et, pris d’un intérêt soudain, se mit à parcourir rapidement le manuscrit de page en page, à déchiffrer les feuillets hiéroglyphiques.

Quelle trouvaille ! Il était extraordinairement précieux, le bouquin sauvé du palais incendié. Grands coups de plume hâtifs, griffonnages serrés, notes au crayon, croquis, tout était de la main du grand Empereur, de cette main qui pendant quinze ans avait brandi la foudre sur l’Europe bouleversée ! Ce petit volume sali, horriblement barbouillé de taches d’encres, ce n’était rien moins qu’un carnet de notes de Napoléon Ier, embrassant la période de 1805 à 1809 !…

À la lecture de ces notes, un Napoléon nouveau, un Napoléon intime, en déshabillé, le vrai Napoléon, celui que seul Napoléon lui-même avait pu connaître, surgissait, — aussi différent de l’empereur tonnant de la légende que du Napoléon des souvenirs anecdotiques de MM. les chambellans. Et songeant à l’immense intérêt historique de ces notes, le capitaine se rappela que le fédéré avait parlé de trois volumes. Que pouvaient être devenus les deux autres, dans la tourmente et dans