Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/130

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réveiller. Il dut me tirer par les jambes. Enfin je fus debout tout engourdi.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il est cinq heures et l’ennemi bouge !

Allons, reprenons le collier ! Tout en bâillant Je fais filer les officiers d’état-major. Le corps de Lannes et la garde se mettent en mouvement dans un brouillard à couper au couteau. Si je n’avais pas prévu ce brouillard humide, quel gâchis, quel désordre ! mais je l’avais prévu et tout marche bien. J’ai un cor qui ne me trompe pas ! Quel cassement de tête, mon Dieu !

Nous dégringolons du plateau, et, aussitôt arrivées en plaine, les troupes prennent rapidement leurs formations.

Sur la gauche, des masses d’infanterie et de cavalerie disparaissaient le long d’un bois ; citait le corps d’Augereau, tandis qu’à droite le corps de Soult s’étendait sur un terrain mamelonné, vers un point où brillaient encore en grand nombre les feux de bivac de l’ennemi. Toutes ces colonnes avançaient, se tassaient sur des arrêts soudains causés par l’encombrement ; les rangs s’ouvraient pour laisser passer l’artillerie, un énorme bruit de ferraille secouée couvrait tous les bruits et s’éteignait ensuite dans le brouillard, puis, au milieu des jurements, la marche reprenait.

Avec tout ça, je n’ai rien trouvé à me mettre sous la dent. Mes cantines se sont égarées dans la nuit, et quand j’ai voulu recourir à la provision de tablettes de chocolat que Joséphine avait entassées dans les fontes de ma selle avec des foulards pour la nuit, plus rien ! Par la faute de Roustan sans doute, les fontes ont été bousculées cette nuit et les tablettes perdues dans la boue.

Heureusement, comme je marronnais en marchant, je rencontre le 2e grenadiers, massé l’arme au pied dans un champ, pour livrer passage à une division de cuirassiers, et je vois le tambour-major Sénot, un ancien d’Italie, en train de humer un coup de sa gourde en faisant claquer sa langue.

Ce claquement de langue retentit délicieusement dans mon cœur.

— Ne bois pas tout, Sénot, laisse-m’en un peu !

— À votre service, mon Empereur ; allez-y sans crainte, c’est un schnaps soigné !

En effet, c’était du schnaps soigné ; avec un croûton que Sénot gardait dans sa giberne, et un oignon qu’un grenadier tira de son bonnet a poils, je fis un déjeuner frugal, mais ravigotant.

— Je te rendrai ça aux Tuileries, Sénot ; lui dis-je en remontant à cheval.

— C’est entendu, mon Empereur, me crie Sénot, à tantôt, après l’ouvrage !