Mais avec le temps destructeur et transformateur l’Abbaye passe en commende, et l’abbé titulaire n’est plus qu’un gros seigneur laïque qui n’a qu’à percevoir ses énormes revenus et à les dépenser joyeusement dans le palais abbatial, ou les ombres des vieux abbés d’autrefois voient avec stupéfaction passer de coquettes frimousses d’actrices et de danseuses conviées aux petits soupers. Pendant ce temps, tout à côté, les moines bénédictins travaillent silencieusement ; ils recueillent les matériaux de l’histoire qui se déroule depuis des siècles sous les fenêtres de leurs salles, et ils amassent une considérable bibliothèque mise avec libéralité à la disposition des curieux et des lettrés.
Subitement éclate la grande tourmente. Dans l’effroyable cataclysme, la vieille société s’écroule. Aux premières secousses, la vieille Abbaye, qui jadis avait triomphé de tant d’orages, a tremblé sur ses bases. À la suppression des ordres monastiques l’église est fermée, les moines sont jetés dehors, et l’on balaye dehors aussi les os des rois mérovingiens qui reposaient dans leurs tombeaux au milieu de l’église. L’Abbaye, cependant, ne reste pas longtemps vide, la vieille prison abbatiale, que l’État avait reprise depuis près de deux siècles, se trouve trop petite, bien que les sans-culottes s’entendent à y Faire de la place ; on transforme l’Abbaye elle-même en prison. Dans les cellules des moines, dans les chambres, sous la bibliothèque, on entasse des suspects ou des fils, des filles, des femmes, des parents de suspects ou des gens suspects d’être amis des suspects, parmi lesquels, tous les matins, le tribunal révolutionnaire fait cueillir quelques têtes.
Des moines dispersés, disparus, les uns végétant cachés en quelque trou, les autres recueillis dans quelque province lointaine, ou émigrés, certains sans doute ayant passé par le panier du citoyen Sanson, il ne reste pour pleurer la vieille gloire défunte que le courageux Dom Poirier, qui a obtenu, pour veiller malgré tout sur ses chers livres au péril quotidien de sa tête, de rester en qualité de gardien provisoire des collections des ci-devant moines.
Le ci-devant dom Poirier est un grand, gros et fort Normand, une figure rubiconde bien plantée sur de robustes épaules auxquelles s’emmanchent des bras solides. En quittant la robe bénédictine pour devenir le citoyen Poirier, il a endossé un habit de gros drap noir qui sent encore le calotin, comme disent les sans-culottes du quartier, ex-locataires des maisons de l’Abbaye devenues biens nationaux. Défait, le citoyen Poirier a bien un peu l’air d’un sacristain de village, dans ses nouveaux habits ; quoi qu’il en soit, son teint haut en couleur, sa mine décidée et ses poings remarquables inspirent un certain respect à ses hargneux voisins, sectionnaires ou fainéants sans-culottes, vivant des quarante sous quotidiens de la nation dans les bâtiments des moines.