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II


Dans les antiques salles bondées de livres et de cartons où jadis travaillaient paisiblement côte à côte les moines et les érudîts laïques, le désert s’est fait. Personne ne vient plus. Le fracas terrible des événements et l’effondrement social ont fait s’envoler, effarouchés, tous ces paisibles picoreurs de bouquins. Un seul a persisté malgré tout, malgré les catastrophes se succédant coup sur coup, malgré les journées sanglantes. Tous les jours, en dépit du danger, revient le vieil habitué Caïus-Gracchus Picolet. Seul, n’est pas tout à fait le mot ; lui, c’est le fidèle qui ne manque pas un jour, mais il reste deux autres anciens habitués qui apparaissent encore de temps en temps dans la bibliothèque, se glissant timidement dans les cours aux heures où il y a le moins de chances de se heurter aux sectionnaires, c’est-à-dire lorsque ces farouches citoyens s’en vont chez les marchands de vin du quartier discuter sur la quantité de têtes qu’il peut être encore nécessaire de couper pour la santé de la République.

Ces habitués intermittents sont, comme dom Poirier et le citoyen Picolet, des hommes d’un certain âge, à cheval entre cinquante et soixante, de paisibles hommes d’étude qui demeurent plongés depuis le commencement du grand drame dans une espèce d’ahurissement, à la fois déroutés et épouvantés.

Il y a bien de quoi, on le conçoit, pour d’honnêtes gens de lettres vivant naguère de menus travaux pour les libraires, et qui, dans ce monde tout nouveau, dans ce Paris bouillonnant des fureurs révolutionnaires, ne se sentent nulles dispositions à suivre le mouvement qui entraîne tout, à se lancer dans ces violentes luttes de plume et de parole qui mènent actuellement très vite leur homme à la Convention ou à la guillotine, et parfois aux deux.

D’ailleurs, bien qu’il s’en cache maintenant avec soin, l’un d’eux est un ci-devant, jadis assez fier du titre qui paraît sa misère, le chevalier de Valferrand, d’une famille de Normandie ruinée depuis cent cinquante ans, aujourd’hui simplement Fernand Jean-Baptiste, à en croire sa carte de civisme obtenue grâce à mille ruses, après plusieurs déménagements successifs pour dépister toute recherche.

L’autre, s’appelant simplement Bigard, n’a pas eu besoin de modifier son nom et s’est contenté de changer en Horatius son prénom de Dieudonné, qui relevait autrefois la simplicité de Bigard au bas de ses articles du Mercure de France.

Les terribles secousses de ces dernières années, qui ont amené tant