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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/184

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à l’oreille en le renfonçant sur sa chaise, et votre poème en huit mille vers… et votre treizième volume, malheureux !

— De quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit, celui-là ?

— Il a dit… il a dit : Brutus ! répondit dom Poirier en riant, c’est le nom d’un républicain romain, d’un parfait sans-culotte qui n’aimait pas les tyrans plus que toi, brave sergent !…

— Bon, bon ! on s’informera… et dans tous les cas on a l’œil sur toi et sur ce pierrot d’aristocrate… Patience !


V


Le ferblantier sans-culotte en fut pour ses menaces et ses dénonciations. La Commune et la Convention, fort occupées ailleurs, n’eurent pas le temps de songer à ce dernier bénédictin de Saint-Germain-des-Prés, resté à son poste d’Honneur et montant sa garde à la bibliothèque, avec le bouillant Picolet pour adjoint volontaire. Le treizième volume de ce dernier avançait, et entre temps il s’occupait de faire une bonne copie du précieux Romant de la Pucelle, de Jehan Morin. Quant aux citoyens Bigard et Valferrand, ils n’avaient pas eu le courage de revenir ; cachés dans leurs trous, Pun continuait à engraisser par défaut d’exercice, et l’autre à maigrir par excès de bile.

Le sergent de sectionnaires, après une petite ribote à la santé de la nation, s’étant disputé et même un peu empoigné aux cheveux avec sa femme, avait pris le parti de s’enrôler. Mais, après avoir été absent une quinzaine, il était revenu dégoûté de l’armée, dont les chefs ne lui paraissaient pas suffisamment purs en sans-culottisme. Cette aventure lui avait cependant fait perdre de son influence dans la section, et il parlait maintenant beaucoup moins haut.

La bibliothèque et le bibliothécaire, pendant qu’autour d’eux le drame continuait de dérouler ses péripéties sanglantes, demeuraient donc assez tranquilles, à part cela que des tonneaux de soufre, de salpêtre et de poudre s’entassaient dans leur voisinage immédiat, dans les caves de l’Abbaye et dans l’ancien réfectoire des moines.

— C’est un volcan, un vrai volcan qu’on nous prépare là, sous nos pieds, pour nous envoyer porter aux autres planètes des nouvelles de la grande régénération de la race française par les guillotinades, fusillades, noyades et autres douceurs ! disait chaque matin le citoyen Picolet en arrivant à la bibliothèque. Sentez-vous, citoyen Poirier, comme je sens le soufre, rien que pour avoir frôlé les bâtiments d’en bas…