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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/196

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exécuter sur le clavier de quelque grêle et chevrotante Épinette que sur le meilleur Pleyel du monde,

— Sans compter, dis-je, faisant brusquement diversion à la conversation, sans compter que les Clavecins étaient des meubles ravissants, décorés avec un art incomparable par des artistes sensualistes tels que Bouclier, Pater, Lancret, Watteau…

— Ajoutez Fragonard, reprit mon interlocuteur avec passion, Fragonard, ce peintre divin des lubricités folles, des voluptés égrillardes et spirituelles, Fragonard qui connaissait si profondément la science du nu et des décolletés piquants, Fragonard, ce Grécourt de la peinture ; ajoutez Fragonard : je possède un clavecin, un bijou, sur lequel il a tracé des scènes adorables, de charmants camaïeux signés de son nom.

— Je n’ai qu’une toute petite toile de ce maître, osai-je dire modestement, mais c’est une œuvre si blonde de ton, si mignarde dans son déshabillé, si étonnante de facture, si parfaite d’ensemble, et enfin si grivoise de composition, que je la tiens pour une merveille véritable.

— Le sujet, quel est le sujet ? me demanda le Chevalier hors de lui, possédé d’une furieuse curiosité à l’idée de grivoiserie du tableau. — Quel en est le sujet, je vous prie ?

— Le sujet, mon Dieu, cela est très délicat, répondis-je lentement vous avez lu Brantôme, n’est-il pas vrai ?

— Ses Dames galantes sont pour moi un véritable bréviaire.

— Alors, repris-je ; après ce cynique aveu d’impiété, vous y avez vu décrit le sujet de mon Fragonard, dans le Discours premier ; vous l’avez lu dans la cent dix-neuvième épigramme de Martial, livre I, qui se termine par ce vers :

Hic ubi vir non est, ut sit adulterium.

Vous l’avez lu dans Lucien, dans Juvénal ; enfin mon tableau représente des fricatrices, d’aimables lesbiennes, Donna con Donna.