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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/207

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pudiques de Carême, la vignette des nègres prosternés lorsque le possesseur de cette étonnante rareté se présenta.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous n’y allez pas à la légère, mon cher enfant ; non seulement vous avez vu la droite, le centre droit, la gauche de mon cabinet, mais encore vous contemplez en vrai gourmet, en délicat amoureux de la chose, la merveille des merveilles, le plus rare de mes livres rares après l’Anti-Justine de Restif de La Bretonne. Savez-vous bien que la possession de mon La Popelinière, imprimé sous les yeux et par ordre de ce fermier général, m’a coûté environ dix ans de recherches, dix longues années de fatigues et de luttes et trois mille écus sonnants ? »

— C’est à peu près le prix de mon Fragonard Lesbien, sans omettre les luttes et les fatigues, soupirai-je avec intention.

— Vous n’allez pas, je suppose, me proposer un échange ?

— Qui sait ? »

— Ne plaisantons point, interrompit avec un bienveillant sourire le bonhomme, sursautant à l’idée de se séparer de son ouvrage préféré ; mon La Popelinîère, voyez-vous, mon ami, ne sortira jamais, moi vivant, de ce cabinet. Ce livre a son histoire et ses parchemins, Bachaumont, qui, dans ses Mémoires secrets, a raconté le scandale de sa découverte par l’héritière du mari de Mimi Dancourt, l’estimait déjà plus de vingt mille écus tant en raison de sa rareté que pour la perfection des tableaux qu’il contient. Le roi Louis XV fit saisir cet exemplaire par l’entremise de M. de Saint-Florentin ; il se plut à le regarder et à le lire en compagnie de cette délicieuse drôlesse qui eut nom la Du Barry ; que de contacts illustres n’a-t-il pas subi depuis, et combien curieuse serait l’étude de ses pérégrinations jusqu’à l’heure ou il fut retrouvé dans la fameuse cassette de fer des Tuileries !

De France, il passa en Russie ; on le trouve catalogué parmi les livres précieux : du prince Galitzin, en 1820, à Moscou ; vendu à l’amiable sans avoir été exposé, il traversa la Manche, resta quelques années en Angleterre, revint à Paris chez le baron Jérôme P…, qui, pris de scrupules religieux sur ses vieux jours, me le céda enfin il y a déjà dix ans. Croyez-vous qu’on puisse se défaire d’un si glorieux aventurier ?

— Cependant, hasardai-je, après vous ?…

— Après moi, la fin du monde, comme disait le Bien-Aimé ! Qu’importe le post mortem ! Toute jouissance est viagère, je le sais, mais je sens que mes passions ne me quitteront point avant que je ne les abandonne, et cet ouvrage superlatif m’enchante plus que je ne le saurais dire. Ce n’est point tant les fines et voluptueuses gouaches arétines, ni les postures damnables des dernières compositions qui m’attachent à cet exemplaire unique, ce sont plutôt, vous ne le croirez pas, les tableaux de mœurs du début qui révèlent une si exquise pénétration du xiiie siècle.