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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/208

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Mon imagination, lorsque je les regarde, part en bonne fortune vers ces temps défunts dont il me semble être le dernier roué survivant, car je me sens en exil de ce siècle poudré… ; tenez, par exemple, regardez dans les premières pages ce tableau incomparable du Parloir d’un couvent ; cela est convenable à tous points de vue, mais où trouver ailleurs un document aussi gracieux, aussi vivant, aussi typique ! Citez-moi un peintre d’avant votre affreuse Révolution, un seul qui ait rendu aussi ingénieusement et fidèlement un coin de vie sociale. Il y a bien le coquet Pietro Longhi, le malicieux Vénitien, qui nous aide par ses peintures à interpréter Casanova de Seingalt ; mais, en France, la mythologie de l’art semble avoir empêché la reproduction des milieux divers de la société élégante. — Tableaux des mœurs du temps, dit le titre, et il n’est point menteur. Je regarde parfois durant une heure entière quelques-unes de ces gouaches expressives. Je revois cette vie de couvent qui ne faisait que pimenter l’amour profane des recluses, et ce livre m’est d’autant plus précieux qu’il m’est comme une fenêtre ouverte sur ce divin xviiie siècle que, vous aussi, me semblez adorer pour tout ce qu’il contient d’humanité légère, souriante, et dont au demeurant la morale n’était point pire qu’en cette présente époque ennuyeuse et ennuyée.

Conservez donc votre tableau d’anandryne, mon ami, comme je conserve cet exemplaire de fermier général ; venez le voir quand il vous plaira, et sans rancune, n’est-ce pas ?


V.


Quelques jours plus tard, l’aimable chevalier de Kerhany se faisait annoncer dans ma modeste bibliotière dont il avait pris la peine de faire la pénible ascension à hauteur de grenier. Il m’apportait sous son bras une collection de vingt petits Cazin rarissimes, reliés en maroquin rouge, aux armes de la Pompadour.

Je fus, je l’avoue, touché de la démarche du vieux beau, plus encore que de son princier cadeau. Le bonhomme, sous ses ridicules apparents, dissimulait un esprit d’élite, une extraordinaire érudition, un cœur indulgent et généreux. Il avait réellement conservé cette jeunesse morale, impétueuse, qui s’enthousiasme et se prodigue au contact des beautés littéraires et artistiques, et il semblait se plaire dans mon humble garçonnière, alors éclairée sans obstacle par un radieux soleil de mai ; il me demanda à voir le fameux tableau des Deux amies du divin Fragonard, bien en lumière à ce moment dans une pièce voisine ; et quand il fut en présence de cette œuvre rose et ambrée, d’une volupté discrète, montrant