Aller au contenu

Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/209

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’une des deux pécheresses comme prostrée dans une reconnaissance de vaincue, son admiration n’eut plus de bornes ; elle éclata en termes puissants, en gestes désordonnés :

Per dio, que c’est beau ! Mais je n’ai rien vu d’aussi finement capiteux ! Cette brune adorable aux formes amenuisées, au sourire vainqueur, montre-t-elle assez la fierté de ses caresses meurtrières, et son attitude d’amante active, sûre de son art, n’est-elle pas supérieurement peinte, et avec quel esprit de facture que n’ont plus nos déplorables barbouilleurs modernes !… Et l’amie blonde, aux yeux mi-clos, railleurs, polissons, noyés de délices, ne dit-elle pas très languissamment en quelle agonie de plaisir elle s’effondre inerte, respirant à peine, la nuque brisée et les lèvres lubréfiées, scintillantes encore des baisers reçus et donnés ?… Et vous avez trouvé cette toile capitale pour quelques louis, « sous crasse », il est vrai, chez un brocanteur du Marais ! Il faut vraiment que je vous aime bien, pour ne pas vous envoûter de mon envie la plus féroce… C’est du Fragonard quintessencié, vous m’entendez bien, du Fragonard amoureux, subtil, enjoué, du Fragonard de petite maison… du Fragonard di primo cartello. Ah ! je gravirai souvent vos étages, mon ami, pour venir me repaître de nouveau de cette incomparable peinture des vierges du mal !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’épargnai au chevalier de nouvelles ascensions. Le Fragonard lui était envoyé dès le lendemain matin, avec un billet très catégorique lui garantissant l’usufruit de ce tableau et qui le mettait en situation d’accepter le cadeau.

Il y a vingt ans de cela, hélas ! — Depuis lors, le pauvre vieux libertin s’en est allé faire la fatale enquête a laquelle nous sommes tous condamnés sur le paradis de Mahomet ; il mourut un matin de novembre d’une incertaine maladie que d’indécis médecins étiquetèrent de noms différents et sans valeur : — la vérité, c’est qu’il était usé jusques à la trame et qu’il n’avait plus que faire ici-bas. Son testament me désignait pour héritier de son La Popelinière et de quelques autres de ses livres maudits ; mais ma curiosité fut vite satisfaite ; je conservai quelques années les précieuses reliques de ce pilier d’enfer, puis mon esthétique changea d’objet ; mes goûts vagabonds ne s’accordaient plus avec la passion paisible et sédentaire des vrais bibliophiles. Mon cosmopolitisme épris de vie active, de plaisirs militants, d’idées générales, devint hostile aux habitudes casanières, et je me sentis peu à peu poussé, en regardant la carte du monde et la brièveté de la vie, à me défaire de mes livres et objets d’art. Le Tableau des mœurs du temps, cédé à l’amiable et Sous le manteau, fit partie d’un Grenier célèbre dans le monde des amis du bouquin ;