Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment qu’en ces termes : Ce petit intrigant de Guillemard, mon ami,… cet affreux roublard de Guillemard !

Ah ! c’est qu’ils avaient brûlé des mêmes feux pour les mêmes divinités reliées en vélin estampé ou en vieux maroquin, soupiré sous la dentelle des mêmes livres rares, des mêmes éditions étonnantes et introuvables, c’est qu’ils avaient tourné autour du même « exemplaire unique relié aux armes de François Ier, Mazarin, ou Mme de Pompadour », des mêmes incunables ou princeps, c’est encore qu’ils avaient creusé des mines aux approches de certains livres adorés de loin pendant des ans et des ans, ouvert des sapes, donné des assauts, c’est qu’ils s’étaient enfin livré de furieux combats au billet bleu, c’est que l’un avait souvent infligé à l’autre de cruelles défaites ou que celui-ci avait forcé celui-là à remporter des vestes mémorables ! — Rien ne lie autant que la rivalité.

Guillemard et Sigismond s’étaient rencontrés chaque jour pendant vingt ans aux mêmes bons endroits, ils avaient même parfois, au feu des enchères, poussé la familiarité jusqu’au tutoiement ; mais toujours, pour l’aimable Guillemard, son rival était resté ce gredin de Sigismond, sauf toutefois depuis les derniers six mois.

Car l’aimable bibliophile Sigismond venait de trépasser, il y avait environ un semestre, abandonnant douloureusement sur cette terre son incomparable bibliothèque ; il était devenu simplement « cet animal de Sigismond ».

M. Guillemard consultait tous les jours le calendrier. — Comment, voilà six mois que mon ami est relié en chêne et l’on n’annonce pas encore sa vente ?… Voilà des héritiers bien négligents ! À quoi pensent-ils donc, ces Iroquois ?

C’était dans une antique maison de Pontoise, à neuf lieues de Paris, qu’en son vivant M. Sigismond avait enfermé, — tel un barbon jaloux et précautionneux, sa femme superbe et enviée, — sa richissime bibliothèque, c’était là qu’il avait vécu, palpant et caressant ses merveilles préférées, savourant la joie de ses trouvailles, décrivant, cataloguant ses exemplaires surprenants avec des recherches d’épithètes ardentes qui allaient jusqu’à exprimer le délire et la pâmoison !

Or Raoul Guillemard, impatienté de ne pas entendre parler de vente, avait pris un parti décisif. Ne pouvant s’avancer lui-même, il avait envoyé son homme d’affaires proposer aux hoirs de Sigismond l’achat en bloc de la bibliothèque, et cet homme d’affaires lui apprenait, nouvelle funeste et inattendue, que M. Sigismond avait, par testament notarié environné des plus minutieuses précautions, pris des dispositions défendant, sous quelque condition que ce fût, la vente de cette bibliothèque.

Ah ! qu’il était compréhensible, l’accès de fureur de M. Guillemard.