Est-il un bibliophile qui, se mettant à sa place, ne se sente sur l’heure disposé à faire chorus avec lui ?
« Le scélérat ! le brigand !
— En un mot, monsieur, répéta l’homme d’affaires quand son client eut expectoré sa colère, M. Sigismond a tout prévu, il a accumulé les obstacles contre la dispersion de ses livres ; ils resteront dans sa vieille maison, tous rangés sur ses tablettes, sans qu’il soit possible d’en distraire un seul ! C’est sa volonté expresse ! Mais attendez et consolez-vous.
— Il n’y a pas de consolation possible !
— Si, écoutez !…
Par un codicille à son testament, il a décidé que
tous les ans, à l’anniversaire de sa naissance, quelques amis, confrères
en bibliomanie, — il a mis
le mot, ce n’est pas moi, —
auraient le droit de passer
douze heures dans la bibliothèque,
de remuer et feuilleter
les livres, à la charge de
se laisser consciencieusement
fouiller à l’entrée et à la sortie…
et vous êtes du nombre
des élus, le premier sur la
liste, même !
— Le misérable ! Il veut me tuer ou me pousser au crime ! Ainsi il accapare encore au delà de la tombe ! Et après avoir, pendant trois cent soixante-quatre jours et trois cent soixante-quatre nuits rêvé à ses merveilles, j’irai douze heures durant surexciter mes convoitises, brûler mon sang et ronger mon âme, à regarder ses livres… Comme il rira, le monstre, au fond de son emboîtage ! comme il rira ! car il sait que, malgré mes résolutions, je ne pourrai résister, et que j’irai, subissant avec platitude ses humiliantes conditions… Mais ne trouverai-je pas un moyen de les avoir en dépit de lui-même, ses livres ! ses fameux livres !
L’homme d’affaires secoua la tête.
« Mais vous ne savez donc pas ce qu’il possédait ? s’écria furieusement Guillemard, en secouant comme un prunier son homme d’affaires ahuri… Vous ne le savez donc pas ? — Il avait Tout, d’abord, mais mieux que ça, il conservait, parmi les manuscrits et les incunables les plus précieux, le premier incunable imprimé bien avant Gutenberg :