Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/34

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toine Vérard, 1489 ! Et l’introuvable Gargantua, princeps de Lyon, 1531 ! Et ses Alde Manuce, ses Elzevier, ses Estienne !… Mais je veux surtout mes trois premiers livres typographiques, de Paris… entendez-vous, je les veux ! Retournez, doublez mon offre s’il le faut !… Vite ! ne perdez pas une seconde !

— Mais vous ne les aurez pas, vous ne pouvez les avoir ! gémit l’homme d’affaires, se dégageant des mains de Raoul Guillemard et reculant jusqu’au bout de la pièce pour avoir la faculté de fouiller dans sa poche, tenez, regardez, j’ai copie du testament de M. Sigismond : Je lègue à Mlle Éléonore-Stéphanie-Pulchérie Sigismond, ma cousine, etc., etc., à la condition expresse de… »

Il ne put continuer. Le sympathique bibliophile Raoul Guillemard venait de bondir, exultant, affolé :

« Une demoiselle ! Sa légataire est une demoiselle ! Et vous ne le disiez pas tout de suite, au lieu de m’ennuyer avec vos : « Tu ne l’auras pas ! » J’aurai, au contraire, tout est sauvé ! L’Arrière-Ban des Damoiselles, le Gutenberg de 1438, l’Incunable de 1405, je les aurai tous !… Je les épouse, j’épouse Mlle Éléonore Sigismond ! — Attendez ! cria l’homme d’affaires.

— Encore ! mais vous n’êtes donc mon homme d’affaires que pour m’accabler de tracas, pour m’assommer de contradictions, me noyer sous les contrariétés ? — J’épouse ! Ce gredin de Sigismond ne l’a pas défendu, j’espère ?

— Écoutez-moi… il ne l’a pas défendu, mais Mlle Éléonore Sigismond a cinquante-huit ans ! »

Raoul ne broncha pas une seconde.

« Ah çà, mais ! s’écria-t-ii, vous figurez-vous, monsieur, que je songe au mariage par dépravation ?… Comme tous ces farceurs qui