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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/35

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n’épousent que parce que la fiancée est jolie, parce qu’elle est charmante, gracieuse, langoureuse même ! Concupiscence très blâmable ! Appétit de la chair ! Goûts luxurieux !… Fi !… Qu’est-ce que la femme ? Une édition d’Ève, plus ou moins conservée…

— Soit… mais la reliure ?

— Reliée en plus ou moins soyeux et chatoyant satin, si vous voulez ! Donc chassez loin de vous toutes vos impures et mièvres idées de galanterie. Éléonore Sigismond a cinquante-huit ans, j’en ai quarante-neuf, c’est parfait… Quelle chance que je ne sois pas marié, je l’ai échappé belle ! Voyons, à quelle heure le train pour Pontoise ? Vous allez courir faire ma demande en mariage… cette pauvre Éléonore ! — Dites-moi, en douze ou quinze jours on peut être marié n’est-ce pas ?

— Mais vous n’y songez pas !… Je l’ai vue, votre Éléonore, c’est une véritable haridelle, sèche comme une vieille planche mal rabotée…

— Partez donc ! dépêchez-vous !

— Ridée comme une pomme de reinette, ravinée par le temps, un monstre !

— Oh !

— Mais elle a une perruque et un râtelier ! elle a le nez crochu et sur les joues trois verrues ornées de touffes de crins durs…

— Est-ce vous qui devez l’épouser, vieux débauché ? Partez donc, ou plutôt non, j’y vais moi-même ! Nous disons : Mlle Éléonore Sigismond, à Pontoise, rue du Val-d’Amour, 77… J’y vole ! »


II


Le chargé d’affaires du sympathique bibliophile n’avait pas flatté le portrait de Mlle Éléonore Sigismond, mais ce portrait était presque exact. M. Raoul Guillemard aurait pu s’en convaincre du premier coup d’œil quand il entra dans le salon de la demoiselle à Pontoise, s’il avait eu des yeux pour la regarder. Mais ses yeux et son âme s’étaient tournés tout de suite vers un deuxième corps de logis qu’à travers les rideaux des fenêtres il apercevait de l’autre côté d’une large cour aux pavés encadrés d’herbe. C’était . C’était dans ce grand bâtiment, vieux d’un siècle ou deux, que le bibliotaphe Sigismond avait caché et enterré ses livres ! l’Incunable de 1405, le Gutenberg de 1438, l’Arrière-Ban des Damoiselles, ils étaient là, tous ! Et il n’y pouvait toucher !

Cette pensée douloureuse enraya légèrement son éloquence et obscurcit le discours qu’il tînt à Mlle Éléonore Sigismond. Celle-ci prit d’abord le sympathique Guillemard pour un mendiant à domicile en