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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/38

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— C’est Château-Thierry que je voulais dire ! Où es-tu, ô ma jeunesse en proie à la mélancolie, rongée par une passion fatale et incomprise… car jusqu’ici vous n’avez pas voulu me comprendre ! Mais c’est fini, tout est arrangé, vous avez dit oui, ne parlons plus de ça, c’est l’affaire des notaires ! Dites-moi, peut-on voir la bibliothèque de Sigismond ?

— Je comprends tout ! s’écria Mlle Éléonore, vous êtes encore un ami de Sigismond et vous venez pour ces affreux livres !… »

Un mot prononcé par Mlle Sigismond avait fait dresser l’oreille au sympathique Guillemard. Elle avait dit : encore un ami de Sigismond, que signifiait cet encore ? D’autres seraient-ils déjà venus, attirés aussi par la bibliothèque ?

« Pardon, dit-il d’une voix altérée, on est donc déjà venu ?

— Oui, d’autres sont venus me tourmenter pour ces monstres de livres ; mais aucun n’a poussé l’impudeur aussi loin que vous ! Il y a un monsieur Bicharette et un monsieur Joliffe qui m’ont offert des sommes folles de ces livres que je n’ai pas le droit de vendre !… »

Bicharette et Joliffe ! deux malins ! Ah ! les fouines ! Raoul frémit.

« Je leur ai expliqué que mon cousin Sigismond en m’instituant sa légataire universelle m’avait formellement interdit de vendre… de me débarrasser d’aucun de ses piteux bouquins…

— Très bien ! vous avez bien fait ! Ne vendez rien à ces intrigants ! Ils sont partis, n’est-ce pas, en s’inclinant respectueusement devant la suprême volonté de ce brave Sigismond ?

— Non pas ; l’un a acheté une maison en face et l’autre une maison à côté de celle-ci, et ils m’ont dit qu’ils camperaient là en attendant…

— Quoi ? qu’attendront-ils, ces crocodiles ?

— Ma… mon… mon évanouissement ! clama Mlle Éléonore, parce que le testament de Sigismond ne m’obligea conserver ses livres que ma vie durant ; il a négligé destituer cette conservation en charge perpétuelle qui obligerait mes héritiers…

— Très bien ! bravo ! enfoncé Sigismond ! s’écria le sympathique Raoul, Bicharette et Joliffe n’auront rien, c’est moi qui aurai tout, je le jure ! J’attendrai, moi aussi, avec impatience, mais j’attendrai !

— Ah ! ah ! vous levez le masque ! eh bien, je vais vous dire ce que je vais faire, moi, à vos bouquins ! Ce sont mes ennemis, car vous ne savez pas qu’il y a quarante-six ou sept ans, Sigismond devait m’épouser et que la chasse aux livres avec ses exigences de temps et d’argent lui a fait remettre notre mariage d’année en année jusqu’au jour ou il eût été trop ridicule d’y songer encore ! — Ah oui ! il avait bien le temps de penser à moi ! une femme, une maison, des toilettes, des enfants, ça coûte trop cher, il lui eût fallu rogner sur les livres, il a préféré ses bouquins ! Mais vous allez voir ce que j’en ferai de ses odieux bouquins… Je suis tenue