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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/39

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par son testament de les garder, mais non de les soigner, cher monsieur…, non de les soigner ! Je vais me venger de mes quarante-cinq années de tristesse et d’abandon. Ils vont me payer le manque de foi de Sigismond, Ah ! volage, tu m’as délaissée pour eux, tu vas voir ce que j’en fais de tes reliques ! Vous verrez aussi, je ne suis pas fâchée d’étaler ma belle vengeance sous les yeux d’un ami des paperasses… Tenez, regardez ! »

Elle avait entraîné Guillemard à la fenêtre et lui montrait le toit du bâtiment contenant la bibliothèque.

« Vous voyez qu’aux fenêtres du grand grenier, au-dessus de la bibliothèque, il n’y a plus un seul carreau ; tous cassés, cher monsieur, et par moi ! — Regardez plus haut, sur le toit, voyez-vous ces larges trous çà et là ? C’est moi qui ai fait enlever les tuiles ! La pluie pénètre tout à son aise, elle pourrît les planchers et filtre au-dessous dans les salles aux livres…, c’est charmant ; il y a déjà de grandes taches vertes, des plaques de moisissure au plafond, et de longues rigoles qui dégoulinent délicatement le long des murailles…, cascades ruisselantes d’espoir.

— Horreur ! gémit Raoul Guillemard pétrifié.

— Pour que la moisissure marche plus vite, j’ai fait du grenier un vrai jardin, j’y cultive en pots toutes les natures de plantes, celles surtout qui aiment l’humidité, et je les arrose tous les jours avec générosité…

— Ô Ariane antique et féroce ! Ces livres sont innocents… Sigismond fut un misérable, mais puisque j’offre de tout réparer, épargnez les Livres !

— Venez, maintenant, dit Éléonore Sigismond en prenant un trousseau de clefs, vous n’avez droit de pénétrer dans la bibliothèque qu’une fois par an et ce n’est pas le jour, mais je veux vous faire une faveur, cher monsieur, une faveur ! Suivez-moi ! »

M. Raoul Guillemard, les cheveux en désordre, la tête tombant de droite à gauche, comme un homme qui a reçu un fort coup de massue, suivit la vindicative Éléonore en poussant un gémissement à chaque pas.

« Une bibliothèque qui contient des livres ayant appartenu à Grolier et à Maioli, aux rois, aux empereurs, aux princesses ; des reliures divines… Mademoiselle ! vous ignorez… vous ne savez pas… des Grolier ! Mais je consentirais à vendre ma peau et à me faire écorcher vif, si l’on me promettait de me confectionner avec des chefs-d’œuvre semblables !

— Donnez-vous donc la peine de monter cet escalier, dit Mlle Éléonore après avoir traversé la cour, mais fermez bien la porte, qu’il n’entre pas de matous indiscrets, je déteste les matous… Là, attendons un instant sur le palier, prêtez l’oreille, cher monsieur, entendez-vous ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Raoul Guillemard, d’un air effaré