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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/45

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sée ce pourquoi, depuis tant d’années, ses soupirs montaient vers le ciel inclément, la clef de la bibliothèque !

Enfin ! enfin ! enfin !!! Laissant Mme Guillemard aux soins de sa chambrière, Raoul escalada quatre à quatre les marches du bienheureux escalier et ouvrît tendrement la porte. Ô joie ! ils étaient là, les incunables, les Gutenberg introuvés, le Ban des Damoiselles, les Fruits du péché, le Gargantua de 1531, et les autres. Que de poussière, hélas ! bien mal tenue, cette bibliothèque ! mais comme il allait tout transformer, tout nettoyer, tout cataloguer ! Quelles joies, quels transports !… Et quel bruit dans le monde ses découvertes ou plutôt ses conquêtes allaient faire !

Un gros chat dormait sur un tas de livres dans un coin, Raoul l’envoya promener d’un coup de pied, et, la lampe à la main, se précipita vers les rayons réservés ou dormaient les précieux volumes à peine entrevus du temps du méfiant Sigismond. Les voici tous, ô délire ! Raoul les reconnaît ; il y a là, dans leurs habits du temps, trente ou trente-cinq tomes, exemplaires uniques d’ouvrages inconnus ou perdus ? trente ou trente-cinq merveilleux opuscules qu’on ne trouverait pas en fouillant jusqu’au fond les bibliothèques nationales.

Raoul porte une main respectueuse sur les tablettes… son cœur saute… mais il tressaille tout à coup, les reliures semblent piquées de petites taches noires, une fine poussière voltige dès qu’il soulève un volume… Celui-ci, c’est le Débat de gente pucelle de 1480, ouvrage perdu depuis deux siècles… Horreur ! le volume, dans sa reliure percée à jour, est absolument dévoré par les vers… Voyons cet autre ! Abomination ! La Petite Chronique, de 1483, somptueusement habillée par Grolier, rongée, perforée, dévorée de même ! Et le voici, lui, le Gutenberg de 1438, réduit à l’état de dentelles, absolument détruit ! Les incunables, mangés aussi ! Les Alde, les Elzevier, les Estienne ! tous, tous hideusement dévorés par de gros vers que Raoul trouve encore au fond des nervures forées dans l’épaisseur des volumes ! Tous finis, tous en miettes ! Malgré leur teinture, les moustaches de Raoul blanchissent à vue d’œil……

Soudain, un éclat de rire strident interrompit ses lamentables con-