Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/58

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façon dont le commissaire de la vente laisse, dans les prix bas, retomber son marteau d’ébène quand je le vrille de ma tirebouchonnante fluidité,

— Il ne lui reste plus qu’un petit filet de voix pour le mot adjugé et ils ne se doutent points les pauvres gens, que leur malaise provient de moi seul ; ils se cherchent, ils se tâtent et se croient étourdis par un flux de sang subit à la cervelle. »

Mais l’archiviste-fascinateur s’était arrêté. Devant nous, dans une large cage, un tigre royal, superbe et digne de faire bondir le cœur d’un rajah, se promenait félinement en traître de mélodrame, l’œil fuyant, les crins moustachus hérissés, l’échine souple et la gueule mauvaise.

« Ah ! ah ! proféra mon homme avec joie, essayons de réduire ce capitan à l’immobilité, » — … Et aussitôt, tout en fixant la bête fugace, il lui parlait doucement en hollandais ; on sentait à sa voix caressante qu’il prodiguait mille petites douceurs à ce roi des jungles, qu’il l’accablait d’hommages, de diminutifs, de gentillesses, qu’il faisait appel à sa bonne volonté pour se laisser dompter. Mais le tigre exaspéré s’était ramassé prêt à bondir, rugissant et fronçant les plis de sa face comme pour la bataille. — Van der Boëcken ne bougeait plus, il avait commencé le tête-à-tête, yeux à yeux, prunelle à prunelle ; l’exilé de Bengale esquivait ce regard d’acier qui le poursuivait sans merci à droite, à gauche, en dessus, en dessous, toujours plus aigu, plus fulgurant, plus effroyable ; il battait ses flancs de sa queue et s’était remis à arpenter le plancher de la cage avec son allure molle, sourde, et nerveuse à la fois ; mais le visage barbu de mon nouvel ami allait, venait le long des barreaux avec une prestesse sans égale, l’œil agrafé à l’œil du tigre qui, soudain, à bout de résistance, tourna trois fois sur lui-même et s’abattit, sans bruit, dans un ronronnement de chat géant, les paupières closes, hypnotisé.

Avec les lions le spectacle se renouvela ; avec les perroquets il fit des colloques en langue érasmienne. De tous côtés, il se prodigua bizarrement à mon étonnement ; mais ma stupéfaction tourna à la stupeur devant certain palais de fer qui renfermait deux immenses ours blancs.

« Voici les deux plus beaux ours du pôle qui soient encore parvenus dans un jardin zoologique, me dit-il avec calme. À Paris, vous ignorez absolument ce que sont les ours blancs ; ceux que vous voyez ici ont, lorsqu’ils sont debout, près de trois mètres, et vous allez en juger, — car c’est un couple, — si vous voulez me permettre de les inciter à l’acte d’amour, ainsi qu’il convient à leur robe virginale. »