Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/57

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œillade et vais errer le long des canaux où la lune, admirable hypnobate, mire dans les frissons de l’onde sa face anesthésiée.

— Mais, hasardai-je, en dehors de la femme et des fauves, quel pouvoir précieux serait le vôtre pour la conquête du bouquin convoité, pour l’édition rare, alors qu’il s’agit d’atténuer le lucre d’un libraire d’occasion ou de paralyser les surenchères dans les ventes publiques !

— Ah ! bon ami, clama-t-il, croyez bien que je ne manque point ces superbes aubaines. Je connais aussi bien ici qu’à La Haye, à Utrecht, à Leyde, à Harlem, à Amsterdam, les moindres antiquaires dissimulés dans les vieilles ruelles, et j’y vais fréquemment faire la chasse aux Elzévirs et aux Plantin. J’arrive doucereusement à l’antre du bouquiniste. Je flaire l’oiseau rare, je le déniche, je m’enquiers du prix, et, fixant silencieusement, couchant en joue pour ainsi dire le boutiquier tremblant et affaissé, je prononce lentement mon prix à moi comme une sentence définitive et menaçante. L’homme se trouble, je m’approche sans mot dire ; déjà ses yeux clignotent, sa bouche se plisse dans une contraction comateuse ; il n’essaye point de lutter, il consent comme si je lui demandais, armes en main, comme un roi des montagnes, la bourse ou la vie. »

Puis, comme je souriais un peu cyniquement :

« Dans les ventes, allez, c’est bien autre chose, continua, en se cambrant comme un général en retraite, le terrible Van der Boëcken ; tout ce que je convoite est à moi ; je sais l’art d’envelopper d’une œillade courbe et réfrigérante l’expert et le crieur ; la voix de celui-ci s’effondre à mon moindre geste ponctué d’un regard autoritaire, et il faut voir la